L’APERÇU

[1]         La demanderesse (OpenCorporates) est l’éditrice de l’une des plus importantes bases de données accessibles gratuitement au public (base de données), regroupant plus de 165 millions de données liées à des compagnies issues de 130 juridictions. Ces données proviennent de sources publiques jugées fiables, tels les registres contrôlés par des organismes publics.

[2]         Elle demande au Tribunal de déclarer que la Loi sur la publicité légale des entreprises[1] (LPLE) ne permet pas au Registraire des entreprises du Québec de lui interdire de publier et distribuer les données qu’elle a recueillies du Registre avant la mise en application des nouvelles conditions d’utilisation, incluant la vente de données structurées.

[3]         La base de données, située au Royaume-Uni, est portée sur support technologique, permettant ainsi aux utilisateurs d’y accéder via Internet. Les données disponibles relatives aux personnes et entités juridiques sont centralisées et permettent d’obtenir un portrait global de celles-ci.

[4]         La Procureure générale du Québec agit pour le Registraire dans ce dossier.

[5]         Étant un document technologique[2], il est possible d’utiliser les fonctions de recherche offertes pour y effectuer divers types de regroupements d’informations, incluant le nom et adresse d’une personne physique.

[6]         En raison de son contenu mondial, la base de données est utilisée par des enquêteurs anticorruptions, des journalistes, des institutions financières, des compagnies, et des citoyens issus de partout.

[7]         De plus, afin de financer ses activités, OpenCorporates vend, à des fins privées, des « données structurées » à certaines institutions financières, agences gouvernementales, journalistes et autres entreprises.

[8]         De 2012 à 2016, OpenCorporates recueille des données du Registre des entreprises du Québec (Registre), lequel contient des renseignements sur des entreprises constituées au Québec ou qui y œuvrent, ainsi que sur les personnes physiques qui y sont liées.

[9]         Alors qu’au début, elle recueillait les données du Registre au moyen du « web scrapping »[3], elle a rapidement modifié sa façon de faire en utilisant une interface de programmation qui sert de robot informatique, et permet de faire des demandes successives sur des « assujettis », à l’extérieur des heures normales d’ouverture, afin de ne pas nuire au fonctionnement du Registre.

[10]        OpenCorporates ne prétend pas que sa base de données remplace les registres officiels des autorités publiques, puisque son site contient des liens qui permettent à l’utilisateur d’accéder à la source originale des données.

[11]        En mars 2016, le Registraire des entreprises du Québec (Registraire) modifie les conditions d’utilisation du Registre et y introduit, pour la première fois, certaines restrictions visant ses utilisateurs, dont notamment :

[…]

  •        [d’] effectuer des prélèvements massifs des données du registre ;
  •        [d’] utiliser les données du registre aux fins d’un regroupement d’informations, notamment un regroupement d’informations contenant les nom et adresse d’une personne physique ou basé sur les nom et adresse d’une telle personne ;
  •        [de] reproduire la totalité ou une partie du registre aux fins de diffusion ou de publication ;
  •        [d’] utiliser les données du registre à des fins lucratives ;
  •        [d’] utiliser le service de recherche, son contenu et ses fonctionnalités d’une façon qui pourrait endommager ce service, le mettre hors service ou en compromettre la performance et la sécurité.[4]  […]

(nouvelles conditions d’utilisation)

[12]        Dorénavant, les utilisateurs doivent expressément consentir à ces nouvelles conditions d’utilisation avant de pouvoir accéder au Registre.

[13]        Au même moment, il met en place une fonction de sécurité empêchant les robots informatiques d’extraire de l’information du Registre, ce qui, jusqu’alors, était le moyen utilisé par OpenCorporates pour recueillir les données.

[14]        OpenCorporates ne consent pas à ces nouvelles conditions d’utilisation, et dès lors, elle ne recueille plus de données du Registre.

[15]        En effet, la méthode qu’elle applique pour recueillir les données, de même que son utilisation, vont à l’encontre de plusieurs des nouvelles conditions d’utilisation.

[16]        En novembre 2016, elle reçoit une lettre du Registraire lui demandant de « cesser toute utilisation des données provenant du registre [] à des fins commerciales ainsi que toute diffusion ou publication de ces données »[5].

[17]        Concrètement, le Registraire lui demande d’épurer sa base de données pour retirer tout ce qu’elle a recueilli du Registre entre 2012 et la mise en place des nouvelles conditions d’utilisation.

[18]        OpenCorporates ne remet pas en cause les nouvelles conditions d’utilisation.

[19]        Sa bonne foi et l’intégrité de ses démarches ne sont pas remises en question par le Registraire.

[20]        Le Registraire reconnait qu’il n’existe pas de dispositions législatives l’autorisant à surveiller l’utilisation des données du Registre déjà recueillies. Avant la mise en application des nouvelles conditions d’utilisation, aucun texte ne limitait l’usage de ces données recueillies.

[21]        Il maintient que le Tribunal ne doit pas se limiter au texte de la LPLE, mais doit prendre également en considération son contexte global, de même que son objet et sa finalité. En l’interprétant ainsi, le Registraire soutient que même en l’absence des nouvelles conditions d’utilisation, la façon dont OpenCorporates utilise les données qu’elle a recueillies du Registre contrevient à la LPLE[6].

[22]        Premièrement, il est le seul habilité à tenir ce Registre et à rendre publiques les données qu’il possède sur les entreprises québécoises. De plus, la version technologique du Registre doit obligatoirement être munie de moyens technologiques appropriés pour protéger les renseignements personnels, et empêcher que les utilisateurs se servent du Registre pour faire des recherches extensives par nom ou adresse.

[23]        Selon le Registraire, il en découle, qu’en vertu de la LPLE, lui seul est autorisé à utiliser la fonction de recherche dans le Registre afin de faire un regroupement d’informations.

[24]        À l’opposé, la base de données d’OpenCorporates intègre les données du Registre, sans limiter la capacité de recherche d’un utilisateur. En conséquence, aucune protection des renseignements personnels n’y est prévue.

[25]        Ce faisant, OpenCorporates réalise de façon indirecte ce qu’elle ne peut exécuter directement.

[26]        Le Registraire soutient donc que cette utilisation viole l’objet et la finalité de la LPLE. Il est donc habilité à intervenir pour interdire à OpenCorporates d’utiliser les informations qu’elle a recueillies du Registre avant l’entrée en vigueur des nouvelles conditions d’utilisation.

[27]        Le Tribunal est d’avis que la LPLE ne confie pas au Registraire l’autorité d’intervenir et d’interdire à OpenCorporates d’utiliser les données qu’elle a recueillies du Registre entre 2012 et 2016, et ce pour les motifs énoncés ci-après.

1.            LE CONTEXTE

[28]        L’article 2 de la Loi sur l’accès aux documents des organismes publics et sur la protection des renseignements personnels[7] exclut le Registre de sa portée.

[29]        Il n’est pas contesté qu’OpenCorporates possède l’intérêt requis pour faire trancher cette question par voie judiciaire en vertu de l’article 142 du Code de procédure civile.

1.1  Cadre législatif

[30]        Aux termes de la LPLE, le Registraire est un officier public chargé de tenir le Registre des entreprises[8], soit « de le garder, de recevoir les documents destinés à y être déposés et d’en assurer la publicité »[9]. Il est également responsable d’immatriculer les personnes physiques, morales et autres, qui doivent obligatoirement l’être[10].

1.2  Immatriculation et registre

[31]        Doivent obligatoirement s’immatriculer auprès du Registraire les personnes physiques qui exploitent une entreprise individuelle au Québec, de même que les sociétés et les personnes morales constituées au Québec, entre autres (collectivement « les assujettis »)[11].

[32]        À cette fin, ils doivent déposer une déclaration d’immatriculation, ou un acte constitutif selon le cas[12], qui contient des renseignements de nature privée sur les personnes physiques, tels les nom et domicile des administrateurs, des officiers et actionnaires de l’assujetti, selon le cas (renseignements personnels)[13].

[33]        Dès que le Registraire procède à l’immatriculation d’un assujetti, il inscrit les informations qui le concernent au Registre[14], incluant les renseignements personnels[15].

[34]        Pour chaque assujetti, en plus de l’état des informations, le Registraire dresse un index des documents et un index des noms qui permettent d’identifier l’assujetti[16].

2.            OBJECTIFS DE LA LPLE ET LA PROTECTION DES RENSEIGNEMENTS PERSONNELS

[35]        La mise en place du Registre vise à assurer une protection aux personnes et entités juridiques qui interagissent avec des entreprises assujetties à la LPLE, en leur assurant un accès facile à des informations d’identité justes et exactes, ainsi que sur les personnes physiques liées, même à distance.

[36]        En effet, afin d’assurer la fiabilité de l’information contenue au Registre, la LPLE prévoit expressément que la plupart des informations sont opposables aux tiers, et font preuve de leur contenu en faveur des tiers de bonne foi[17].

[37]        Tout utilisateur peut donc consulter le Registre, en personne ou à distance, à l’aide d’un accès technologique, et obtenir une copie ou un extrait d’un index des documents sur un assujetti, un état des informations ou un index des noms[18].

[38]        Dans ce contexte, lorsqu’un utilisateur consulte le Registre ou obtient copie d’un document, les renseignements personnels lui sont accessibles.

[39]        L’usage d’un support technologique permet au Registraire d’assurer aux utilisateurs un accès facile et rapide aux informations contenues au Registre, même à distance. En revanche, par sa capacité de collecter des renseignements, de les comparer et les trier en grande quantité, la technologie offre également la possibilité de colliger des informations personnelles sur des personnes physiques en utilisant leurs renseignements personnels comme base de recherche, ce qui n’est pas l’objectif du Registre[19].

[40]        Dans ce contexte, la Loi concernant le cadre juridique des technologies de l’information[20] (Loi sur les technologies) prévoit aux articles 24 et 69(2) :

  1. L’utilisation de fonctions de recherche extensive dans un document technologique qui contient des renseignements personnels et qui, pour une finalité particulière, est rendu publicdoit être restreinte à cette finalité. Pour ce faire, la personne responsable de l’accès à ce document doit voir à ce que soient mis en place les moyens technologiques appropriés. Elle peut en outre, eu égard aux critères élaborés en vertu du paragraphe 2° de l’article 69, fixer des conditions pour l’utilisation de ces fonctions de recherche.
  2. En outre des normes de substitution qu’il peut édicter en vertu de l’article 67, le gouvernement peut déterminer par règlement :

1o […]

2o des critères d’utilisation de fonctions de recherche extensive de renseignements personnels dans les documents technologiques qui sont rendus publics pour une fin déterminée;

[…]

[Soulignements ajoutés]

[41]        De plus, afin de trouver un juste milieu favorisant à la fois l’accès du Registre à distance au moyen de la technologie, et la protection des renseignements personnels, la LPLE ne confie qu’au Registraire le droit d’utiliser la fonction de recherche extensive pour regrouper des informations sur un assujetti. Si l’utilisateur souhaite obtenir une telle recherche, il doit en faire la demande auprès du Registraire. Ce dernier accèdera à sa demande, sauf si elle vise des regroupements à partir de renseignements personnels[21]. Autrement dit, la LPLE interdit au Registraire de colliger des données nominatives ou sur la base de l’adresse d’une personne physique pour les transmettre à un utilisateur, à moins d’exceptions très précises qui ne s’appliquent pas en l’espèce.

[42]        En fait, la finalité du Registre « c’est de permettre de savoir, lorsqu’on a un nom d’entreprise, avec qui l’ont fait affaire »[22], et non de savoir avec combien d’entreprises une personne physique est liée.

3.            L’ANALYSE

[43]        L’objet et la finalité de la LPLE peuvent-ils être invoqués pour suppléer au texte de la LPLE, afin que le Registraire soit habilité à surveiller l’utilisation de données déjà recueillies, et intervenir s’il considère qu’elles sont utilisées en violation de la LPLE ?

3.1  Commentaire préliminaire

[44]        Il y a lieu de préciser que les parties ne demandent pas au Tribunal de se prononcer sur la légalité de la base de données d’OpenCorporates, ni sur l’utilisation qu’en font ses utilisateurs au moyen de moteurs de recherche mis à leur disposition, autrement que dans le contexte de la LPLE et l’autorité du Registraire.

[45]        Au Québec, plusieurs dispositions juridiques prévoient la protection de la vie privée des personnes, dont notamment le Code civil du Québec[23] et la Charte des droits et libertés de la personne[24].

[46]        Il se peut que les personnes physiques concernées disposent d’un recours alors que le Registraire, qui n’est pas habilité pour intervenir, n’en possède pas. Par ailleurs, d’autres lois que celles du Québec et du Canada pourraient également trouver application puisque la base de données d’OpenCorporates est située au Royaume-Uni, et que la preuve ne précise pas où est situé le domicile des personnes physiques dont les données sont en cause. Il serait par contre étonnant qu’elles soient toutes situées au Québec.

[47]        La décision du Tribunal se limite donc à décider si, en vertu de la LPLE, le Registraire possède l’autorité afin d’interdire à OpenCorporates l’utilisation des données du Registre qu’elle a recueillies avant l’entrée en vigueur des nouvelles conditions d’utilisation.

3.2  Interprétation législative

[48]        La Loi d’interprétation[25] prévoit ce qui suit :

  1.    Toute disposition d’une loi est réputée avoir pour objet de reconnaître des droits, d’imposer des obligations ou de favoriser l’exercice des droits, ou encore de remédier à quelque abus ou de procurer quelque avantage.

            Une telle loi reçoit une interprétation large, libérale, qui assure l’accomplissement de son objet et l’exécution de ses prescriptions suivant leurs véritables sens, esprit et fin.

41.1.    Les dispositions d’une loi s’interprètent les unes par les autres en donnant à chacune le sens qui résulte de l’ensemble et qui lui donne effet.

41.2.    Le juge ne peut refuser de juger sous prétexte du silence, de l’obscurité ou de l’insuffisance de la loi.

[49]        Alors que le Registraire soutient que l’objet et la finalité de la LPLE démontrent la volonté du législateur d’étendre ses pouvoirs afin de limiter l’utilisation des données du Registre déjà recueillies, OpenCorporates soutient que le texte de la LPLE est clair, et que même en l’interprétant selon son objet et sa finalité, le Tribunal ne peut retenir l’interprétation du Registraire.

[50]        La position du Registraire s’en tient au principe voulant que l’interprétation d’une loi doive aller au-delà du texte pour déterminer la règle de droit qui y est énoncée. Il s’appuie sur le principe d’interprétation de Driedger qualifié de « moderne », que l’auteur Pierre-André Côté explique comme suit dans son ouvrage intitulé Interprétation des lois[26] :

  1. Aujourd’hui, le pendule paraît toujours à mi-course entre une interprétation uniquement consciente du texte de la loi et une interprétation attachée exclusivement à l’accomplissement de l’objet. Comme l’écrivait le professeur Elmer Driedger :

« [traduction] Aujourd’hui, il n’y a qu’un principe ou qu’une approche : les termes de la loi doivent être lus dans leur contexte global, selon leur sens grammatical et ordinaire en harmonie avec l’économie générale de la loi, avec son objet et avec l’intention du législateur. »

  1. D’ailleurs, une recension des arrêts de la Cour suprême du Canada ayant eu recours au « principe moderne » de Driedger met en évidence le fait qu’on l’utilise tant dans les cas d’interprétation axée sur la lettre de la loi que dans ceux mettant l’accent sur l’objectif législatif.

[51]        Ces énoncés reprennent l’essence de ce qui est prévu à la Loi d’interprétation citée ci-dessus.

[52]        OpenCorporates admet que la méthode moderne d’interprétation des lois trouve application en l’espèce. Il ajoute, par ailleurs, que selon cette méthode, il faut lire les termes de loi dans leur contexte global en suivant le sens ordinaire et grammatical qui s’harmonise avec l’esprit de la loi, son objet et l’intention du législateur[27].

[53]        Par ailleurs, OpenCorporates attire l’attention du Tribunal aux passages suivants de l’auteur Côté :

  1. Si la loi est bien rédigée, il faut tenir pour suspecte une interprétation qui conduirait soit à ajouter des termes ou des dispositions, soit à priver d’utilité ou de sens des termes ou des dispositions. Comme le rappelait récemment la Cour d’appel de l’Ontario : « [traduction] En général, un tribunal doit présumer que le législateur explique ce qu’il veut dire et veut dire ce qu’il exprime. »
  2. La fonction du juge étant d’interpréter la loi et non de la faire, le principe général veut que le juge doive écarter une interprétation qui amènerait à ajouter des termes à la loi : celle-ci est censée être bien rédigée et exprimer complètement ce que le législateur entendait dire : « [traduction] C’est une chose grave d’introduire dans une loi des mots qui n’y sont pas et sauf nécessité évidente, c’est une chose à éviter ».[28]

[Références omises]

[54]        Le Tribunal est d’avis que la méthode moderne d’interprétation est celle qui doit être retenue en l’espèce. Il procédera donc à analyser les termes pertinents et le contexte de la LPLE, et par la suite, son objet et sa finalité.

3.3  Les termes et le contexte de la LPLE

[55]        Les fonctions du Registraire tirent leur source de la LPLE. Il assume les responsabilités qui y sont prévues ainsi que celles qui lui sont confiées par d’autres lois[29]« […] Il s’occupe exclusivement du travail et des devoirs relatifs à l’exercice de ces fonctions et de ces responsabilités »[30].

[56]        La LPLE prévoit qu’il tient « le registre visé au chapitre II » (soit le Registre) et a pour mission « de le garder, de recevoir les documents destinés à y être déposés et d’en assurer la publicité »[31].

[57]        Les parties reconnaissent que le texte de la LPLE n’interdit pas à OpenCorporates de recueillir les données du Registre au moyen d’un robot informatique, ni de posséder une base de données sur support technologique accessible au public, au moyen de fonctions de recherche extensive illimitées, ni de vendre des recherches structurées pour se financer.

[58]        L’article 24 de la Loi sur la technologie prévoit que la personne responsable de l’accès, le Registraire dans ce cas-ci, doit prendre les moyens pour restreindre l’accès aux fonctions de recherche extensive dans un document technologique afin de protéger les renseignements personnels.

[59]        Sous la LPLE, les fonctions de recherche extensive sont effectivement restreintes puisque seul le Registraire est autorisé à les utiliser pour faire un regroupement d’informations à partir du Registre[32]. Il peut fournir les résultats de sa recherche à des utilisateurs qui lui en font la demande, sauf s’il s’agit d’un regroupement sur la base de renseignements personnels, puisqu’il lui est interdit de partager ce type de regroupement.

[60]        Aucune indication dans le texte de la LPLE ne prévoit, par ailleurs, que ces restrictions s’étendent à un document technologique public autre que le Registre, même s’il contient des renseignements personnels obtenus du Registre, ni à des utilisateurs ou des tiers qui détiennent ces informations ou qui utilisent le document technologique.

[61]        Quant à la Loi sur la technologie, elle confie expressément à la personne responsable de l’accès, la responsabilité de mettre en place les moyens technologiques pour restreindre les fonctions de recherche à la finalité du document technologique, donc à OpenCorporates dans le cas de la base de données, et au Registraire dans le cas du Registre.

[62]        La LPLE prévoit également la possibilité pour le ministre de conclure des ententes avec certaines entités gouvernementales afin de leur communiquer la totalité des informations contenues au Registre[33], tout en limitant leur droit de faire des regroupements d’informations pour des tiers sur la base de renseignements personnels.

[63]        Encore une fois, la LPLE n’étend pas cette restriction à d’autres documents technologiques ni aux tiers qui détiennent des données provenant du Registre, qui comme OpenCorporates, ont obtenu l’information à la pièce et l’ont incorporée par la suite dans un autre document technologique.

[64]        Or, OpenCorporates n’a pas éludé la procédure prévue par la LPLE, en ce qu’elle n’a pas obtenu l’information avec l’aide de fonctions de recherche extensive, mais a simplement consulté le Registre et a recueilli l’information par assujetti, grâce à l’évolution des technologies de collectes de données.

[65]        Cette consultation, qui s’est faite conformément à l’article 99 de la LPLE, ainsi que la diffusion des données récoltées, ne violent pas le texte de la LPLE, bien qu’il soit possible qu’elles transgressent d’autres textes législatifs. De plus, aucun article de la LPLE n’a pour effet de créer un monopole sur la tenue d’un Registre contenant des informations sur les entreprises québécoises. Les restrictions qui y sont énoncées ne concernent que le Registraire, à titre d’officier public, les entités gouvernementales, ou les tiers, identifiés dans la LPLE, avec qui il est autorisé à conclure des ententes pour fournir les données du Registre.

[66]        Voyons maintenant si l’utilisation par OpenCorporates des informations du Registre enfreint l’objet et la finalité de la LPLE.

3.4  L’objet et la finalité de la LPLE

[67]        Dans le cadre de l’interprétation d’une loi, il est possible d’avoir recours au concept de finalité ou d’objectif pour restreindre ou étendre le sens d’une disposition :

  1. Pour favoriser l’accomplissement de ce qui paraît être le but d’un texte législatif, le juge peut devoir donner à l’une de ses dispositions un sens plus large que celui qu’elle aurait en ne tenant compte que du sens littéral des mots.[34]

[68]        L’objectif de la LPLE est de favoriser une transparence à l’égard des entreprises au Québec, afin de protéger les personnes avec qui elles font des affaires :

Le but premier d’une loi sur la publicité légale consiste à protéger le public en rendant accessibles des informations sur les entreprises, notamment, en identifiant les personnes liées à une entreprise utilisant une raison sociale. À cet effet, toutes les informations qui sont contenues dans le registre institué en vertu de la Loi sur la publicité légale des entreprises sont publiques, disponibles ainsi qu’accessibles, et la plupart d’entre elles ont une valeur juridique du seul fait de leur dépôt au registre.[35]

[69]        Cet objectif du législateur transparaît dans plusieurs dispositions de la LPLE[36].

[70]        Le Registraire a raison lorsqu’il affirme que selon la LPLE, le législateur a comme préoccupation de protéger les renseignements personnels disponibles à même la version technologique du Registre.

[71]        De plus, l’article 24 de la Loi sur les technologies énonce explicitement que le législateur souhaite restreindre les fonctions de recherche extensive d’un document technologique qui contient des renseignements personnels, en l’espèce le Registre sous forme technologique, à la finalité pour laquelle elle est rendue publique. Le Registre ne doit pas servir d’outil de recherche sur la base de renseignements personnels[37].

[72]        L’objectif premier de la LPLE est de permettre au public un plus grand accès à l’information, l’identification d’entreprises, ce que le Registre sous format technologique permet de faire. Afin de protéger les renseignements personnels, la LPLE restreint l’accès des fonctions de recherche au Registraire, et lui interdit de fournir à des tiers des regroupements sur la base de renseignements personnels.

[73]        Les moyens technologiques nécessaires pour répondre aux préoccupations du législateur quant aux fonctions de recherche extensive dans la version technologique du Registre ont été mis en place.

[74]        Quant à la Loi sur les technologies, elle vise à limiter les fonctions de recherche à la finalité du document en question. De ce fait, elle permet à la personne responsable de l’accès, de fixer des conditions quant à l’utilisation des fonctions de recherche dans le document technologique[38].

[75]        Conformément à cette loi, la personne responsable de l’accès au Registre est le Registraire, alors que celle responsable de l’accès à la base de données est OpenCorporates.

[76]        Contrairement à ce qui est plaidé par le Registraire, la LPLE ne lui confie pas la responsabilité de protéger les renseignements personnels qui ont été recueillis du Registre afin d’éliminer tout risque d’atteinte à la vie privée. Elle vise plutôt à mettre à niveau le Registre sur un support technologique avec celui sur papier en prévenant la recherche extensive sur des personnes physiques.

[77]        Il en est de même de la Loi sur les technologies qui impose, en l’occurrence au Registraire, de mettre en place des mécanismes pour limiter la possibilité d’effectuer une recherche extensive au moyen de la technologie, au-delà de la finalité de la LPLE.

[78]        La préoccupation du législateur découle plutôt de la publication, sur support technologique, des renseignements personnels qui peuvent faire l’objet de recherche extensive au moyen de fonctions offertes à même cette technologie.

[79]        Le but de ces dispositions est de contrer la grande capacité de recherche que représente la fonction de recherche extensive associée à un document technologique.

[80]        Les moyens utilisés par le Registraire pour restreindre les fonctions de recherche extensive replacent l’utilisateur à distance dans la même situation que s’il consultait le Registre sur support papier, ce qui est l’intention du législateur en vertu de la LPLE, et lorsqu’il a adopté l’article 24 de la Loi sur les technologies :

Certains ont déploré l’adoption de cet article. La fonction de recherche extensive illustre, de façon convaincante, l’un des effets pervers de l’informatique. Cette fonction permet en effet de retracer des individus en fonction d’une seule ou de plusieurs caractéristiques qui leur sont propres. […] Or, la finalité poursuivie par le caractère public d’un rôle d’évaluation n’est pas de satisfaire la curiosité du voisin, d’un collègue de travail ou d’un membre de la famille ou d’une firme de marketing mais bien de permettre la comparaison de la valeur d’immeubles portés à ce rôle.

Dans le but de protéger la vie privée des personnes, la Commission d’accès à l’information demande, depuis plusieurs années, de limiter le recours aux fonctions de recherche extensive. C’est à l’unité, estime la Commission, que les renseignements personnels consignés dans des banques de données publiques devraient être accessibles. Opter pour ce mode d’accès serait la voie à privilégier pour s’assurer, tel que l’exige implicitement l’article 24, que la finalité particulière poursuivie par la décision de conférer un caractère public à une banque de données personnelles soit respectée.[39]

[Soulignements ajoutés]

3.5  Est-ce que seul le Registraire peut détenir un registre contenant les données d’entreprises du Québec et leurs renseignements personnels ?

[81]        Un dernier mot sur l’argument du Registraire voulant que lui seul puisse tenir un registre regroupant des données sur les entreprises québécoises.

[82]        La LPLE n’interdit pas à toute entité autre que le Registraire de constituer un registre ou une base de données sur les entreprises du Québec.

[83]        Par ailleurs, la base de données d’OpenCorporates n’équivaut pas au Registre. En effet, seul le Registraire peut immatriculer les assujettis, colliger et assurer la publicité de l’information. Seule l’information recueillie directement du Registre a une valeur officielle qui fait preuve de son contenu et est opposable aux tiers.

[84]        Ainsi, la base de données d’OpenCorporates n’a pas de valeur officielle et se distingue clairement du Registre, en ayant avant tout un lien qui redirige les utilisateurs vers le site officiel du Registre, mais également en organisant différemment l’information contenue, en la centralisant afin de faire des liens avec celle recueillie de d’autres sources.

[85]        Ni le texte de la LPLE, ni son contexte ou son objet ne permettent de conclure que seul le Registraire est autorisé à détenir un document technologique contenant de l’information sur les assujettis.

4.            CONCLUSION

[86]        Pendant la période précédant les nouvelles conditions d’utilisation, OpenCorporates s’est conformée aux exigences d’utilisation du Registre en vigueur.

[87]        La LPLE est rédigée de façon claire et précise. Il n’y a pas lieu d’ajouter des responsabilités au Registraire qui lui imposeraient, par ailleurs, un fardeau très lourd.

[88]        Sous la LPLE, le législateur souhaitait assurément prévenir l’atteinte à la vie privée, sans toutefois légiférer et intégrer à la LPLE des mesures autres que celles de limiter l’accès à la fonction de recherche sur la plateforme technologique du Registre.

[89]        Compte tenu des mots, du contexte et de l’objet de la LPLE, le Tribunal conclut que la LPLE ne confère pas au Registraire le pouvoir de surveiller l’utilisation des données recueillies par un utilisateur avant le mois de mars 2016. Ni la LPLE ni la Loi sur les technologies ne confient l’autorité au Registraire de surveiller et d’interdire à OpenCorporates l’utilisation d’informations qu’elle a recueillies du Registre avant que les nouvelles conditions d’utilisation ne soient applicables.

POUR CES MOTIFS, LE TRIBUNAL :

[90]        ACCUEILLE la demande modifiée pour jugement déclaratoire ;

[91]        DÉCLARE que la Loi sur la publicité des entreprises ne permet pas au Registraire des entreprises du Québec, tel que défini par la Loi, d’interdire à la demanderesse OpenCorporates Ltd. de publier et distribuer les données qu’elle a recueillies du Registre des entreprises, y compris à des fins commerciales, avant que les nouvelles conditions d’utilisation entrent en vigueur en mars 2016.

[92]        LE TOUT avec frais de justice.


Dernière modification : le 16 septembre 2019 à 23 h 19 min.