Extraits pertinents :

[1] Le 10 avril 2015, monsieur Jonathan Desjardins (le travailleur) dépose à la Commission des lésions professionnelles une requête par laquelle il conteste une décision de la Commission de la santé et de la sécurité du travail (la CSST) rendue le 27 mars 2015 à la suite d’une révision administrative.

[6] Le 6 décembre 2016, le Tribunal tient une audience à Gatineau à laquelle assistent le travailleur et son représentant de même que Services Canada Partagés (l’employeur) et son avocate. La procureure de la Commission a avisé le Tribunal qu’elle ne serait pas présente à l’audience. Le représentant du travailleur informe le Tribunal pour la première fois qu’il entend déposer des enregistrements captés par le travailleur lors de quelques rencontres avec sa gestionnaire. Ces enregistrements ont été faits à l’insu de cette dernière. La procureure de l’employeur s’objecte au dépôt de cette preuve. Une nouvelle date d’audience est fixée pour disposer de cette requête incidente et entendre les arguments des représentants.

L'OBJET DE LA CONTESTATION

[9] Dans sa requête incidente, l’employeur formule une objection au dépôt des enregistrements captés par le travailleur lors des rencontres avec sa gestionnaire puisqu’ils ont été obtenus à l’insu de celle-ci.

LES FAITS ET LES MOTIFS RELATIFS À LA REQUÊTE INCIDENTE

[10] Le Tribunal administratif du travail doit déterminer si les enregistrements des propos tenus lors de six rencontres entre le travailleur et sa gestionnaire de même que deux ou trois autres personnes selon les rencontres, sont recevables.

[11] Le travailleur précise le contexte des enregistrements des six rencontres à partir de ses deux téléphones cellulaires. Il explique avoir lui-même transféré le contenu des enregistrements sur le disque dur de son ordinateur et il a gravé un CD lequel est déposé en objet de preuve. Il affirme avoir enregistré la durée complète des rencontres, et ce, du premier au dernier mot. Il a encore en sa possession les enregistrements d’origine.

[14] Contre-interrogé, le travailleur explique qu’il y a une confusion à partir du CD qu’il a déposé en preuve puisque les enregistrements ont été faits à partir de deux téléphones différents. Il a fait un nouveau CD pour corriger la confusion produite lors du transfert sur son ordinateur. C’est ce qui explique que le document déposé et faisant état des dates de rencontres et du nom des personnes ne correspond pas parfaitement au premier CD transmis. Ainsi, à titre d’exemple et contrairement à ce qui est écrit sur ce document, 2 personnes assistaient à la rencontre du 9 octobre 2013, au lieu de 4 personnes. Le travailleur ajoute que le deuxième CD est conforme aux dates et aux personnes tel que précisé sur le document.

[19] Les articles 5, 6 et 7 de la Loi concernant le cadre juridique des technologies de l’information[3] auquel réfère l’article 2855 du Code civil du Québec énoncent ce qui suit :
[...]

[23] Dans l’affaire Cadieux et Le Service de gaz naturel Laval inc.[6]., la Cour d’appel rappelle les principes applicables en semblable matière :

L’admissibilité de l’enregistrement mécanique d’un entretien par l’un des interlocuteurs quelqu’indiscret, inélégant, ni peu souhaitable que soit le procédé pour reprendre les propos tenus par les frères Mazeaud (voir note 5), n’est pas en soi une violation du droit à la protection de la vie privée. En effet, ce document démontre les circonstances et le contenu d’une conversation que par ailleurs, la partie a nié ou dévoilé à son témoignage. En somme, l’opérateur du magnétophone, qui est aussi l’un des interlocuteurs, est appelé avec l’autre interlocuteur à témoigner de cet entretien. C’est parce que l’événement lui-même objet du document sonore est un élément du procès que j’ai peine à concevoir que ce qui, peut-être, pourrait constituer une intrusion dans la vie privée, continue de l’être au moment où il est devenu un enjeu du procès.

Si l’enregistrement audio est une technique fiable, il remplace même les sténographes officiels dans les palais de justice, son utilisation est sujette et propice à tous les abus. La machine audio ou vidéo est soumise à son opérateur. Plus il sera habile et plus son équipement sera sophistiqué, plus il lui sera possible de truquer l’enregistrement ou, plus subtilement, de donner à un aspect ou à une partie de l’entretien un relief qu’il n’avait pas en réalité. Un autre groupe de problèmes se rattache à la conservation du document et sa toujours possible altération qui, si elle est faite par un technicien compétent et bien outillé, sera difficilement décelable.

Aussi, la production d’un enregistrement mécanique impose à celui qui la recherche, la preuve d’abord de l’identité des locuteurs, ensuite que le document est parfaitement authentique, intégral, inaltéré et fiable et enfin que les propos sont suffisamment audibles et intelligibles. Les conséquences d’une erreur dans l’appréciation du document subséquemment admis en preuve sont si importantes que le juge doit être «entièrement convaincu», pour reprendre les mots du juge Pinard dans Hercy c. Hercy (déjà cité). Cette conviction n’est certes pas régie par la règle du droit criminel; mais le juge devra ici exercer sa discrétion avec une grande rigueur.

Sans proposer de règles ou normes précises, laissant aux plaideurs le soin de faire leur démonstration, la preuve du requérant devrait néanmoins être conduite de manière à entraîner une réponse affirmative aux critères que j’ai énumérés plus tôt. Quant à celui à qui on oppose ce moyen de preuve, il devrait lui être possible, s’il le demande, d’obtenir le document pour l’examiner personnellement ou avec l’aide d’experts. Il appartiendra alors au juge de définir les conditions de cet examen afin d’éviter toute altération.

[...]

[24] Ainsi, même si la Cour d’appel note que le procédé de l’enregistrement d’une conversation entre deux personnes peut être qualifié d’indiscret, d’inélégant et de peu souhaitable, elle rappelle qu’il s’agit d’un élément de preuve qui est généralement reconnu par la jurisprudence et la doctrine. Le malaise généré par la méthode utilisée par l’une des parties à un litige doit céder le pas au principe de la recherche de la vérité qui doit guider le Tribunal.

[26] La Cour d’appel précise qu’il appartient à celui qui veut déposer un tel enregistrement de démontrer l’identité des locuteurs ainsi que sa parfaite authenticité et son intégralité. La preuve doit être inaltérée et fiable. Les propos doivent être suffisamment audibles et intelligibles. Le juge doit être « entièrement convaincu » de la qualité de la preuve, sans exiger une conviction de l’ordre de ce que le droit criminel nécessite. Le juge doit exercer sa discrétion avec rigueur.

[27] Toutefois, la Cour d’appel souligne que même si le dépôt de l’enregistrement est autorisé, celui-ci pourra être écarté s’il s’avère non probant. D’ailleurs, elle ajoute que la personne qui enregistre une conversation à l’insu de son interlocuteur s’avère avantagée, car elle sait qu’elle se constitue une preuve, ce qui n’est pas le cas de l’autre personne.

[28] Dans l’affaire Lalonde et Ville de Montréal Arrondissement Lachine[7] le Tribunal administratif du travail a eu l’occasion de se prononcer sur la question de la recevabilité d’un enregistrement d’une conversation entre un travailleur et un médecin du Bureau d’évaluation médicale.

[30] En l’espèce, tenant compte des lois applicables, des principes établis à la lumière de la jurisprudence et après avoir entendu le témoignage du travailleur et avoir pris connaissance du courriel de madame Forget, le Tribunal est d’avis que le support ou la technologie du document que veut mettre en preuve le travailleur est recevable.

[32] Ainsi, les faits dans le présent dossier se distinguent de l’affaire Lalonde[8] puisque dans celle-ci l’enregistrement que tentait de déposer le travailleur concernait un médecin du Bureau d’évaluation médicale. Or, personne ne pouvait établir que la voix entendue sur l’enregistrement était bien celle du médecin en question. C’est dans ce contexte que le Tribunal a refusé le dépôt de l’enregistrement.

[34] En ce qui concerne la confusion entourant certains enregistrements en raison de l’usage de deux appareils cellulaires par le travailleur, le Tribunal comprend de l’argumentation de l’employeur qu’il tente d’attaquer l’intégrité du support du document en ce que celui-ci serait altéré.

[35] Or, tel que le prévoient les articles 6 et 7 de la Loi concernant le cadre juridique des technologies de l’information, il appartient à celui qui conteste l’admission du document d’établir, par prépondérance de preuve, qu’il y a eu atteinte à l’intégrité du document. Une telle preuve aurait pu être faite par le témoignage de madame Forget qui a assisté à toutes les rencontres, mais cette preuve n’a pas été faite.

[37] D’ailleurs, concernant la manipulation d’un élément de preuve d’enregistrement, il est utile de référer à l’affaire Villeneuve et Achille de la Chevrotière ltée[9] dans laquelle le Tribunal accepte une preuve vidéo même si certaines manipulations ont été effectuées par l’employeur puisque les explications à ce sujet ne permettent pas de douter de la fiabilité du contenu.

[38] Enfin, comme la Cour d’appel l’a souligné dans l’affaire Cadieux[10], même si le Tribunal accepte le dépôt des enregistrements des six rencontres, cette preuve sera soumise au même titre que les autres éléments de preuve à venir à l’évaluation par le Tribunal de la force probante de ceux-ci.

PAR CES MOTIFS, LE TRIBUNAL ADMINISTRATIF DU TRAVAIL :

REJETTE la requête incidente verbale de Services Partagés Canada, l’employeur, portant sur le rejet du dépôt des enregistrements captés par le travailleur lors des six rencontres tenues les : 9, 18 et 21 octobre 2013 ainsi que les 13, 20 et 27 juin 2014;

DÉCLARE recevable le dépôt des enregistrements captés par le travailleur lors des six rencontres tenues les : 9, 18 et 21 octobre 2013 ainsi que les 13, 20 et 27 juin 2014


Dernière modification : le 19 mars 2017 à 14 h 28 min.