Extraits pertinents 

6.         L’ANALYSE

[43]        Comme le retient le juge[32], les enregistrements de plusieurs conversations téléphoniques entre l’appelant et l’intimé sont au cœur de la preuve. L’intimé s’est opposé à la mise en preuve de ces enregistrements et le juge a « procédé sous réserve ». Les paragraphes 88 à 100 du jugement entrepris règlent cette épineuse question de droit.

A.        Le juge a-t-il erré en déclarant que les enregistrements audio étaient inadmissibles en preuve? (moyens A et B)

[44]        Le dossier qui nous est soumis présente à cet égard une situation peu commune. En effet, à l’audience devant la Cour supérieure, l’appelant a déposé la pièce P-60 qui est constituée de six cassettes audio sur lesquelles sont enregistrées ses conversations avec l’intimé. Ces cassettes s’échelonnent approximativement sur six heures d’enregistrement.

[45]        L’appelant a toutefois sélectionné 50 extraits de ces conversations qu’il a transposés sur un CD d’une durée d’environ une heure. À l’audience devant la Cour supérieure, ce CD n’a pas été déposé ni coté. L’utilisation de ce CD a permis de faire entendre 37 extraits des conversations qui ont eu cours pendant la période concernée.

[46]        Pour une raison que l’on ignore, l’appelant a choisi de substituer un autre CD aux cassettes produites en Cour supérieure sous la cote P-60. Il a par ailleurs, en appel, qualifié ce CD de pièce P-60.

[47]        La transcription intégrale des cassettes (P-60), qui n’est pas une transcription faite par un sténographe officiel, a été cotée comme la pièce P-60A. Toutefois, les cassettes (P-60) ne sont pas déposées au dossier d’appel.

[48]        Questionné à l’audience sur cette situation, le procureur de l’appelant se dit incapable d’en expliquer la raison. Il ignore de plus où se trouvent les six cassettes.

[49]        Je note enfin que les 50 extraits qui émaneraient du CD qui n’a pas été produit devant la Cour supérieure ont été retranscrits par on ne sait qui et apparaissent aux pages 5229 à 5267 du mémoire de l’appelant.

[50]        Nous sommes donc confrontés à une situation plus que singulière et qui, je dois le mentionner, dépasse les cadres de l’acceptable. L’appelant en a fait son lit et c’est là qu’il s’y couche maintenant.

* * *

[51]        Le juge de première instance tranche l’objection à l’admissibilité des enregistrements audio en écrivant :

[87]      Au procès, le défendeur s'est objecté à la preuve de ces enregistrements audio. Le tribunal a procédé sous réserve. Il doit maintenant se prononcer sur cette objection.

[88]      La présentation d'un élément matériel constitue un moyen de preuve reconnu par le Code civil. L'article 2854 C.c.Q. édicte :

  1.       La présentation d'un élément matériel constitue un moyen de preuve qui permet au juge de faire directement ses propres constatations. Cet élément matériel peut consister en un objet, de même qu'en la représentation sensorielle de cet objet, d'un fait ou d'un lieu.

[89]      En réplique à l'objection soulevée, le demandeur plaide que si le défendeur voulait contester l'authenticité et la fiabilité de l'enregistrement audio, il lui appartenait de faire une preuve en ce sens. Le tribunal ne partage pas cette opinion.

[90]      Il incombe à la partie qui présente en preuve un élément matériel d'en établir l'admissibilité et la fiabilité. L'article 2855 C.c.Q. édicte :

2855.          La présentation d'un élément matériel, pour avoir force probante,doit au préalable faire l'objet d'une preuve distincte qui en établisse l'authenticité. Cependant, lorsque l'élément matériel est un document technologique au sens de laLoi concernant le cadre juridique des technologies de l'information (chapitre C‑1.1), cette preuve d'authenticité n'est requise que dans le cas visé au troisième alinéa de l'article 5 de cette loi.

[91]      Le tribunal est d'avis qu'un enregistrement audio ne constitue pas un document technologique. Il s'agit toutefois d'un élément matériel qui doit faire l'objet d'une preuve distincte pour en établir l'authenticité et la force probante.

[92]      Au procès, le tribunal a écouté ces enregistrements audio.

[93]      Il ressort clairement de cette écoute que les enregistrements sont truffés d'interruptions, de coupures voire d'effacements volontaires ou non.

[94]      Le demandeur affirme qu'il a procédé lui-même à ces enregistrements mais il n'a fourni aucune information crédible sur la façon dont il s'y est pris. Il est incapable d'expliquer les nombreuses interruptions et coupures sinon d'affirmer à quelques reprises qu'il « a dû peser sur un mauvais bouton ». De surcroît, le demandeur a parfois peine à situer ces conversations dans le temps.

[95]      Il est vrai que certaines phrases prises isolément peuvent paraître incriminantes pour le défendeur mais d'autres extraits pris isolément semblent plutôt donner tort au demandeur. C'est notamment le cas lorsqu'on entend le défendeur dire :

Charles, I will get you back the money. I told you I wanna do trades, guaranteed trades, to get you back the money.

À un autre moment, on entend le défendeur dire :

Bit by bit, will have to do-start doing trades slowly where you're guaranteed profit and get the money back.

[96]      Ces deux phrases semblent donner raison au défendeur en ce que le plan consistait à faire des transactions quotidiennes avec des profits peu élevés mais fréquents.

[97]      C'est la preuve que ces extraits incomplets et parfois incohérents qui donnent tantôt raison au demandeur tantôt au défendeur, semblent dire tout et son contraire d'où l'obligation d'une preuve autonome de leur fiabilité et de leur authenticité.

[98]      Dans la cause de Cadieux c. Service de gaz naturel Laval inc., la Cour d'appel écrit :

Aussi, la production d'un enregistrement mécanique impose à celui qui la recherche, la preuve d'abord de l'identité des locuteurs, ensuite que le document est parfaitement authentique, intégral, inaltéré et fiable et enfin que les propos sont suffisamment audibles et intelligibles. Les conséquences d'une erreur dans l'appréciation du document subséquemment admis en preuve sont si importantes que le juge doit être « entièrement convaincu » pour reprendre les mots du juge Pinard dans Hercy c. Hercy (déjà cité). Cette conviction n'est certes pas régie par la règle du droit criminel; mais le juge devra ici exercer sa discrétion avec une grande rigueur.

Sans proposer de règles ou normes précises, laissant aux plaideurs le soin de faire leur démonstration, la preuve du requérant devrait néanmoins être conduite de manière à entraîner une réponse affirmative aux critères que j'ai énumérés plus tôt. Quant à celui à qui on oppose ce moyen de preuve, il devrait lui être possible, s'il le demande, d'obtenir le document pour l'examiner personnellement ou avec l'aide d'experts. Il appartiendra alors au juge de définir les conditions de cet examen afin d'éviter toute altération.

J'ajoute aussi que même si un document contenant une conversation rencontre les critères que j'ai énumérés, il pourra encore être écarté parce que non probant. Sans examiner la question à fond, puisqu'elle ne se pose pas ici, du moins pas encore, je signale qu'il est concevable qu'une partie n'enregistre qu'un ou quelques entretiens portant sur la même négociation ou, les ayant tous enregistrés, n'utilise que celui lui convenant, détruisant tous les autres. Il pourrait aussi arriver que l'on conçoive l'entretien pour provoquer ce qui pourrait être ensuite interprété comme un aveu. Au surplus, même en excluant ces situations plus exceptionnelles et quelqu'authentique, complet et fiable que soit l'enregistrement, il n'en demeure pas moins que parce que les propos sont secrètement recueillis, la position de l'opérateur-interlocuteur est nettement avantagée. Il peut même inconsciemment moduler son attitude, ayant à l'esprit qu'il pourra un jour être entendu. Aussi, les questions, les réponses, les affirmations, les négations, les silences pourront-ils être dirigés et contrôlés vers son objectif; car il sait qu'il se constitue une arme, ce que son interlocuteur ignore, dont il décidera seul de l'usage en fonction de ses seuls intérêts.

[99]      Le demandeur n'ayant pas démontré à la satisfaction du tribunal la fiabilité et l'authenticité de ces enregistrements, l'objection du défendeur est maintenue.

[100]   Le tribunal ajoute que même si cette preuve avait été admissible, il n'y aurait accordé aucune valeur probante. D'ailleurs, on n'y trouve aucune preuve directe d'un soi-disant engagement du défendeur pris le 9 septembre 2008 selon laquelle il promettait de dédommager le demandeur en lui versant 50 000 $ mensuellement jusqu'à concurrence de 400 000 $.

[Renvoi omis; soulignements dans l’original]

[52]        L’appelant fait valoir que les cassettes (P-60) sont un « document technologique » au sens de la Loi concernant le cadre juridique des technologies de l’information (« L.c.c.j.t.i. »)[33]. Cela étant, il plaide que ces cassettes bénéficieraient de la présomption d’authenticité prévue par l’article 2855 C.c.Q. Il incombe, selon lui, à l’intimé d’établir que la technologie ou le support technologique ne permet pas d’assurer l’intégrité du document et son authenticité.

[53]        Prenant appui sur l’opinion de l’auteur Mark Phillips, l’intimé est plutôt d’avis que les enregistrements audio sur support magnétique ne sont pas visés par la L.c.c.j.t.i. Il appartient, selon lui, à l’appelant d’en établir l’authenticité. Le juge n’a d’ailleurs, à ses yeux, commis aucune erreur puisqu’il n’y a accordé aucune valeur probante.

[54]        L’application et l’interprétation de la L.c.c.j.t.i., entrée en vigueur en 2001, n’a jamais véritablement fait l’objet de décisions de nos tribunaux.

[55]        Je crois utile, pour répondre au premier moyen de l’appelant, d’établir mon analyse en cinq étapes.

  1.       L’enregistrement audio est-il un élément matériel de preuve ou un témoignage?

[56]        Un enregistrement audio peut être un élément matériel de preuve ou un témoignage. Cette qualification dépend alors de la fonction de l’enregistrement[34].

[57]        Si le contenu de l’enregistrement est la déclaration d’une personne sur des faits passés dont elle a eu personnellement connaissance, il s’agit d’un témoignage (2843 C.c.Q.)[35].

[58]        Pour que cette déclaration extrajudiciaire soit admise en preuve, elle doit d’abord répondre aux règles prévues par les articles 2869 à2874 C.c.Q. Compte tenu des dispositions de l’article 2874 C.c.Q., son authenticité doit aussi être démontrée. Sauf exception, cet enregistrement valant témoignage ne peut pas non plus servir à prouver un acte juridique ou un écrit (2860 à 2862 C.c.Q.) ni contredire un acte juridique constaté par écrit (2863 C.c.Q.)[36].

[59]        Si le contenu de l’enregistrement permet plutôt au tribunal de constater un fait documenté par une personne à un moment précis, il s’agit d’un élément matériel de preuve (2854 C.c.Q.)[37]. Ainsi, lorsque l’enregistrement capte un fait contemporain ou sur le vif, s’il s’agira d’un élément matériel.

[60]        À titre d’exemple, lorsqu’une personne est enregistrée à son insu durant une conversation téléphonique ou un entretien, on considérera qu’il s’agit d’un élément matériel de preuve, alors qu’une personne qui s’enregistre elle-même et dicte un récit tend plutôt à établir un témoignage.

[61]        Il ne faut pas perdre de vue qu’en vertu des règles relatives à la présentation d’un élément matériel de preuve, tout comme le témoignage enregistré (article 2874 C.c.Q.), l’enregistrement doit faire l’objet d’une preuve distincte de son authenticité (article 2855 C.c.Q.).

[62]        Dans bien des situations[38], cette distinction entre témoignage et élément matériel n’est que théorique, puisqu’en pratique, les articles 2855 et 2874 C.c.Qprévoient la même exigence afin que l’enregistrement soit admis en preuve, soit la démonstration de son authenticité :

2855. La présentation d’un élément matériel, pour avoir force probante, doit au préalable faire l’objet d’une preuve distincte qui en établisse l’authenticité. Cependant, lorsque l’élément matériel est un document technologique au sens de la Loi concernant le cadre juridique des technologies de l’information (chapitre C-1.1), cette preuve d’authenticité n’est requise que dans le cas visé au troisième alinéa de l’article 5 de cette loi.

 

[…]

 

2855. The production of real evidencedoes not have probative force until its authenticity has been established by separate proof. However, where the real evidence produced is a technology-based document within the meaning of the Act to establish a legal framework for information technology (chapter C-1.1), authenticity need only be established in cases to which the third paragraph of section 5 of that Act applies.

 

 

[…]

2874. La déclaration qui a été enregistrée sur ruban magnétique ou par une autre technique d’enregistrement à laquelle on peut se fier, peut être prouvée par ce moyen, à la condition qu’une preuve distincte en établisse l’authenticité. Cependant, lorsque l’enregistrement est un document technologique au sens de la Loi concernant le cadre juridique des technologies de l’information (chapitre C-1.1), cette preuve d’authenticité n’est requise que dans le cas visé au troisième alinéa de l’article 5 de cette loi. 2874. A statement recorded on magnetic tape or by any other reliable recording technique may be proved by such means, provided its authenticity is separately proved. However, where the recording is a technology-based document within the meaning of the Act to establish a legal framework for information technology (chapter C-1.1), authenticity need only be established in cases to which the third paragraph of section 5 of that Act applies.

[Je souligne]

[63]        Je conclus, comme le premier juge, que la pièce P-60 est un élément de preuve matériel.

  1.       L’enregistrement audio est-il un document technologique?

[64]        Une certaine controverse doctrinale existe en ce qui concerne la qualification d’un enregistrement audio sur ruban magnétique, plus communément appelé « une cassette ». Alors que l’auteur Mark Phillips soutient qu’il ne s’agit pas d’un document technologique, les auteurs Vincent Gautrais et Claude Fabien sont d’avis contraire.

[65]        Cette distinction semble être rendue nécessaire par l’article 2874 C.c.Q. qui semble suggérer qu’une déclaration enregistrée sur un ruban magnétique peut être autre chose qu’un document technologique :

2874La déclaration qui a été enregistrée sur ruban magnétique ou par une autre technique d’enregistrement à laquelle on peut se fier, peut être prouvée par ce moyen, à la condition qu’une preuve distincte en établisse l’authenticité. Cependant, lorsque l’enregistrement est un document technologique au sens de la Loi concernant le cadre juridique des technologies de l’information (chapitre C-1.1), cette preuve d’authenticité n’est requise que dans le cas visé au troisième alinéa de l’article 5 de cette loi. 2874. A statement recorded on magnetic tape or by any other reliable recording technique may be proved by such means, provided its authenticity is separately proved. However, where the recording is a technology-based document within the meaning of the Act to establish a legal framework for information technology (chapter C-1.1), authenticity need only be established in cases to which the third paragraph of section 5 of that Act applies.

[Je souligne]

[66]        La L.c.c.j.t.i. porte sa propre définition d’un document technologique :

1. La présente loi a pour objet d’assurer :

 

[…]

 

2°  la cohérence des règles de droit et leur application aux communications effectuées au moyen de documents qui sont sur des supports faisant appel aux technologies de l’information, qu’elles soient électronique, magnétique, optique, sans fil ou autres ou faisant appel à une combinaison de technologies ;

 

[…]

 

1. The object of this Act is to ensure

 

 

[…]

 

(2)  the coherence of legal rules and their application to documentary communications using media based on information technology, whether electronic, magnetic, optical, wireless or other, or based on a combination of technologies ;

 

 

 

[…]

3. Un document est constitué d’information portée par un support. L’information y est délimitée et structurée, de façon tangible ou logique selon le support qui la porte, et elle est intelligible sous forme de mots, de sons ou d’images. L’information peut être rendue au moyen de tout mode d’écriture, y compris d’un système de symboles transcriptibles sous l’une de ces formes ou en un autre système de symboles.

 

[…]

 

Les documents sur des supports faisant appel aux technologies de l’information visées au paragraphe 2° de l’article 1 sont qualifiés dans la présente loi de documents technologiques.

3. Information inscribed on a medium constitutes a document. The information is delimited and structured, according to the medium used, by tangible or logical features and is intelligible in the form of words, sounds or images. The information may be rendered using any type of writing, including a system of symbols that may be transcribed into words, sounds or images or another system of symbols.

 

 

[…]

 

In this Act, a technology-based document is a document in any medium based on any information technology referred to in paragraph 2 of section 1.

[Je souligne]

[67]        Il faut savoir que la technologie relative à la cassette est « analogique ». Elle se distingue donc des technologies numériques plus récentes comme un ordinateur, une clef USB, un CD, etc.[39].

[68]        La distinction entre les technologies analogiques et numériques est au cœur de l’analyse effectuée par l’auteur Mark Phillips[40]. Selon lui, la définition que donne la L.c.c.j.t.i. exclut les documents analogiques :

S’il est possible qu’une technologie magnétique soit analogique, nous estimons que l’expression « technologies de l’information » limite le champ d’application de la loi aux seules technologies numériques.

[…]

Rappelons aussi que les enregistrements sonores ou visuels qui ne sont pas numériques ne sont pas des documents technologiques au sens de laLoi concernant le cadre juridique des technologies de l’information.[41]

[69]        Pour justifier sa position, l’auteur compare le régime québécois avec celui prévu dans la Loi sur la preuve au Canada, lequel prévoit spécifiquement qu’il s’applique aux documents électroniques ce qui, selon lui, vise uniquement les documents numériques[42].

[70]        L’auteur Mark Phillips est donc d’avis qu’un enregistrement sur ruban magnétique n’est pas un document technologique au sens de l’article 3 al. 4 L.c.c.j.t.i.

[71]        À l’opposé, les auteurs Vincent Gautrais, Patrick Gingras et Claude Fabien s’attardent davantage au texte de l’article 1, paragr. 2 L.c.c.j.t.i., qui prévoit qu’un document sur support magnétique est un document technologique. Ainsi, même si l’article 2874 C.c.Q. semble distinguer l’enregistrement sur ruban magnétique des autres documents technologiques, ce n’est pas l’interprétation à retenir[43].

[72]        Les auteurs Gautrais et Gingras exposent ainsi leurs vues :

[L]a distinction entre ces deux cas nous apparaît pouvoir être explicitée ainsi : la première est de l’ancien droit datant de 1994; la seconde a été introduite en 2001 avec la Loi. La première réfère à une volonté législative permissive selon laquelle la preuve d’un témoignage implique une preuve de l’authenticité, le support magnétique servant d’illustration. La seconde omettant de corriger cette erreur, se situe davantage dans la dichotomie précédente entre document « physique » d’un côté et technologique de l’autre. Cela dit, et parce qu’il faut bien donner une réponse, il nous apparaît néanmoins que le témoignage sur un support magnétique devrait être traité sous la seconde proposition dans la mesure où, d’une part, la disposition de la Loi est plus récente et, d’autre part, plus précise en terme de gestion des technologies, cette dernière étant précisément dédiée à la cohérence du traitement des différents supports.[44]

[Je souligne]

[73]        L’auteur Claude Fabien abonde dans le même sens lorsqu’il écrit :

L’article 2874 C.c.Q. contient une incohérence étonnante. Il laisse entendre qu’il peut y avoir deux types d’enregistrement: d’une part, l’enregistrement « sur ruban magnétique ou par une autre technique d’enregistrement à laquelle on peut se fier » et, d’autre part, l’enregistrement qui constitue « un document technologique au sens de la Loi concernant te cadre juridique des technologies de l’information ». Or, la Loi édicte que la notion de document inclut l’enregistrement sonore, magnétoscopique ou informatisé, et même le film (art. 71 de la Loi), et la notion de document technologique, telle que définie à l’alinéa 4 de l’article 3 de la Loi, inclut tous les documents « qui sont sur des supports faisant appel aux technologies de l’information, qu’elles soient électronique, magnétique, optique, sans fil ou autres » tel que précisé au paragraphe 2 de l’article 1 de la Loi. Il en résulte qu’il est inconcevable que l’enregistrement d’une déclaration soit autre chose qu’un document technologique.[45]

[Je souligne]

[74]        Cela dit avec égards, la thèse de l’auteur Mark Phillips ne saurait être retenue étant donné qu’elle ne cadre pas avec l’esprit de la L.c.c.j.t.i. Je suis d’avis qu’il convient de privilégier l’interprétation selon laquelle un enregistrement sur ruban magnétique est un document technologique.

[75]        En effet, en plus des arguments avancés par les auteurs précités, les principes d’interprétation des lois semblent favoriser une telle approche.

[76]        À défaut d’une possible interprétation conciliatrice entre deux lois, la hiérarchisation permet de résoudre un conflit normatif[46]. Lorsque le législateur ne se prononce pas de façon expresse sur la priorité à donner à une disposition en cas de conflit, il faut identifier sa volonté présumée à l’aide des principes généraux d’interprétation.

[77]        Deux maximes jurisprudentielles permettent de déduire l’intention du législateur. En vertu de la première, « il faut donner préséance à la législation la plus récente, à la norme législative qui est postérieure à l’autre norme en conflit »[47]. En effet, au moment d’adopter une nouvelle loi, le législateur est réputé avoir connaissance de celles qui existent déjà[48]. On peut ainsi présumer qu’il a souhaité abroger tacitement les normes incompatibles avec les nouvelles. Le second principe dicte qu’il faut donner préséance à la loi particulière par rapport à la loi d’application générale[49].

[78]        En l’espèce, la L.c.c.j.t.i. a été adoptée en 2001, alors que le Code civil du Québec l’a été dix ans plus tôt. De plus, cette loi particulière doit avoir préséance sur les dispositions du Code qui ont une portée générale.

[79]        Par ailleurs, il est permis de diminuer l’importance de l’argument textuel au profit des autres règles d’interprétation afin de corriger une erreur dite matérielle lorsque la formulation de la loi est manifestement déficiente. L’argument le plus indiqué dans ce type de situation – qui survient occasionnellement à la suite de modifications législatives – est celui lié à la finalité de la loi[50]. Il est nécessaire de retenir l’interprétation qui est la plus conforme au but de la loi et à l’intention du législateur pour faire fi d’un problème réel dans la formulation de la norme législative, en l’espèce l’article 2874 C.c.Q.[51]. Cela n’est pas sans rappeler le principe moderne de Driedger selon lequel il « faut lire les termes d’une loi dans leur contexte global en suivant le sens ordinaire et grammatical qui s’harmonise avec l’esprit de la loi, l’objet de la loi et l’intention du législateur »[52].

[80]        En l’espèce, les débats parlementaires entourant l’étude du projet de loi peuvent nous éclairer sur l’intention du législateur. Ces derniers m’amènent à conclure, tout comme Vincent Gautrais[53], que la L.c.c.j.t.i. vise tous les supports, sauf le papier et ses équivalents physiques.

[81]        Dans l’extrait qui suit, on questionne le ministre David Cliche à savoir pourquoi l’article 1, paragr. 3 L.c.c.j.t.i. prévoit « l’équivalence fonctionnelle des documents et leur valeur juridique », et non pas l’équivalence fonctionnelle des documents technologiques :

  1. Cliche: C'est parce que,si je mettais « technologiques », là j'exclurais le document papier. Or, ce que nous voulons, c'est qu'il y ait une équivalence fonctionnelle entre le document papier et les documents sur les autres supports, et c'est pour effectuer le transfert, entre guillemets, des règles de droit du monde papier au monde des technologies de l'information qu'on utilise là le mot « documents » au sens large, pour dire qu'il y a une équivalence fonctionnelle et une équivalence de leur valeur juridique quels que soient les supports des documents. Et c'est là qu'on opère le transfert des règles de droit de notre monde papier au monde des technologies de l'information. C'est pour cette raison. Si on avait dit « documents technologiques », là on n'aurait pas pu effectuer ce transfert. […][54]

[Je souligne]

[82]        Par conséquent, outre le fait que le support magnétique soit expressément prévu à l’article 1 paragr. 2 L.c.c.j.t.i., l’intention même du législateur amène aussi à conclure qu’un enregistrement sur bande magnétique est un document technologique.

[83]        Enfin, l’article 41 al. 2 de la Loi d’interprétation[55] prévoit qu’une loi doit recevoir « une interprétation large, libérale, qui assure l’accomplissement de son objet et l’exécution de ses prescriptions suivant leurs véritables sens, esprit et fin ». En l’espèce, l’un des objets énumérés dans l’article 1 paragr. 3 L.c.c.j.t.i. est « l’équivalence fonctionnelle des documents et leur valeur juridique, quels que soient les supports des documents, ainsi que l’interchangeabilité des supports et des technologies qui les portent ».

[84]        Cette qualification me semble toutefois plus théorique que pratique. En effet, tel que je l’expliquerai plus loin, je dois reconnaître qu’une partie qui souhaite présenter un document technologique à titre d’élément matériel ou de témoignage ne sera pas dispensée de faire la preuve de son authenticité.

  1.       L’exigence d’une preuve d’authenticité à l’égard du document technologique.

[85]        La preuve distincte de l’authenticité d’un élément matériel de preuve est une condition sine qua non pour qu’un tribunal puisse y accorder une quelconque force probante :

2855. La présentation d’un élément matériel, pour avoir force probante, doit au préalable faire l’objet d’une preuve distincte qui en établisse l’authenticité. Cependant, lorsque l’élément matériel est un document technologique au sens de la Loi concernant le cadre juridique des technologies de l’information (chapitre C-1.1), cette preuve d’authenticité n’est requise que dans le cas visé au troisième alinéa de l’article 5 de cette loi. 2855. The production of real evidence does not have probative force until its authenticity has been established by separate proof. However, where the real evidence produced is a technology-based document within the meaning of the Act to establish a legal framework for information technology (chapter C-1.1), authenticity need only be established in cases to which the third paragraph of section 5 of that Act applies.

[86]        Cette preuve d’authenticité est également nécessaire lorsqu’une partie désire mettre en preuve un témoignage enregistré :

2874. La déclaration qui a été enregistrée sur ruban magnétique ou par une autre technique d’enregistrement à laquelle on peut se fier, peut être prouvée par ce moyen, à la condition qu’une preuve distincte en établisse l’authenticité. Cependant, lorsque l’enregistrement est un document technologique au sens de la Loi concernant le cadre juridique des technologies de l’information (chapitre C-1.1), cette preuve d’authenticité n’est requise que dans le cas visé au troisième alinéa de l’article 5 de cette loi. 2874. A statement recorded on magnetic tape or by any other reliable recording technique may be proved by such means, provided its authenticity is separately proved. However, where the recording is a technology-based document within the meaning of the Act to establish a legal framework for information technology (chapter C-1.1), authenticity need only be established in cases to which the third paragraph of section 5 of that Act applies.

[87]        Une lecture liée des articles 2855 et 2874 C.c.Q., amène à penser que le législateur a prévu une présomption d’authenticité à l’égard du document technologique, dispensant ainsi les parties d’en faire la preuve.

[88]        Avant d’aller plus loin, il convient d’apprécier les dispositions de la L.c.c.j.t.i. qui établissent la valeur juridique à attribuer aux documents technologiques. D’abord, selon l’article 5 L.c.c.j.t.i., dès que l’intégrité d’un document technologique est assurée, il a la même valeur juridique et est soumis aux mêmes règles de droit qu’un document non technologique :

5. La valeur juridique d’un document, notamment le fait qu’il puisse produire des effets juridiques et être admis en preuve, n’est ni augmentée ni diminuée pour la seule raison qu’un support ou une technologie spécifique a été choisi.

 

Le document dont l’intégrité est assurée a la même valeur juridique, qu’il soit sur support papier ou sur un autre support, dans la mesure où, s’il s’agit d’un document technologique, il respecte par ailleurs les mêmes règles de droit.

 

 

Le document dont le support ou la technologie ne permettent ni d’affirmer, ni de dénier que l’intégrité en est assurée peut, selon les circonstances, être admis à titre de témoignage ou d’élément matériel de preuve et servir de commencement de preuve, comme prévu à l’article 2865 du Code civil.

 

Lorsque la loi exige l’emploi d’un document, cette exigence peut être satisfaite par un document technologique dont l’intégrité est assurée.

5. The legal value of a document, particularly its capacity to produce legal effects and its admissibility as evidence, is neither increased nor diminished solely because of the medium or technology chosen.

 

 

A document whose integrity is ensured has the same legal value whether it is a paper document or a document in any other medium, insofar as, in the case of a technology-based document, it otherwise complies with the legal rules applicable to paper documents.

 

A document in a medium or based on technology that does not allow its integrity to be confirmed or denied may, depending on the circumstances, be admissible as testimonial evidence or real evidence and serve as commencement of proof, as provided for in article 2865 of the Civil Code.

 

Where the law requires the use of a document, the requirement may be met by a technology-based document whose integrity is ensured.

[Je souligne]

[89]        Ensuite, l’article 6 L.c.c.j.t.i. expose les circonstances dans lesquelles l’intégrité d’un document technologique est assurée :

6. L’intégrité du document est assurée, lorsqu’il est possible de vérifier que l’information n’en est pas altérée et qu’elle est maintenue dans son intégralité, et que le support qui porte cette information lui procure la stabilité et la pérennité voulue.

 

 

 

L’intégrité du document doit être maintenue au cours de son cycle de vie, soit depuis sa création, en passant par son transfert, sa consultation et sa transmission, jusqu’à sa conservation, y compris son archivage ou sa destruction.

 

Dans l’appréciation de l’intégrité, il est tenu compte, notamment des mesures de sécurité prises pour protéger le document au cours de son cycle de vie.

6. The integrity of a document is ensured if it is possible to verify that the information it contains has not been altered and has been maintained in its entirety, and that the medium used provides stability and the required perennity to the information.

 

 

The integrity of a document must be maintained throughout its life cycle, from creation, in the course of transfer, consultation and transmission, during retention and until archiving or destruction.

 

 

 

To assess the integrity of a document, particular account must be taken of the security measures applied to protect the document throughout its life cycle.

[Je souligne]

[90]        Finalement, l’article 7 L.c.c.j.t.i. établit particulièrement que :

7. Il n’y a pas lieu de prouver que le support du document ou que les procédés, systèmes ou technologiesutilisés pour communiquer au moyen d’un document permettent d’assurer son intégrité, à moins que celui qui conteste l’admission du document n’établisse, par prépondérance de preuve, qu’il y a eu atteinte à l’intégrité du document. 7. It is not necessary to prove that the medium of a document or that the processes, systems or technology used to communicate by means of a document ensure its integrity, unless the person contesting the admission of the document establishes, upon a preponderance of evidence, that the integrity of the document has been affected.

[Je souligne]

[91]        Sans réellement apporter d’explications clairement satisfaisantes, la majorité de la jurisprudence[56] et certains auteurs[57] ont considéré que cet article[58] a pour fin d’établir une présomption d’intégrité du document, de sorte que la partie qui dépose un document technologique en preuve n’aurait pas besoin de démontrer que son contenu n’a pas été altéré.

[92]        Par contre, certaines décisions[59] et d’autres auteurs[60] semblent soutenir l’idée que la présomption d’intégrité de l’article 7 L.c.c.j.t.i.s’applique uniquement au support technologique et non à son contenu :

[203] […] [L]e Code civil ne propose pas une présomption d’intégrité en faveur du document technologique. Même si une bonne partie de la doctrine et la totalité de la jurisprudence semblent dire le contraire, nous croyons que l’article 7 de la Loi et l’article 2840 C.c.Q. n’ont pas pour objet de s’adresser au document dans son entièreté mais uniquement à son support. […] [L]a loi a sans doute voulu limiter une charge de la preuve trop grande à celui qui invoque un document technologique en établissant que nul n’est besoin de prouver la qualité du support et, plus généralement, de l’environnement qui « enveloppe » le document. Pour se convaincre de cette position, il convient de rappeler cet extrait des débats parlementaires à propos du projet de loi :

  1. Cliche : […] Je répète une dernière fois,il n’y a pas d’intégrité automatique ou de présomption d’intégrité par ce projet de loi, au contraire. On définit plus tard, à l’article 6, qu’est-ce que l’intégrité, et un citoyen qui pense que son document, qui a été véhiculé par les technologies de l’information, n’est pas intègre, on lui donne des recours, on lui donne des possibilités de recours.

Et ça amène passablement d’économies au niveau de la preuve et de la Cour au grand détriment de certains avocats qui auraient peut-être aimé plaider ça à chaque fois. […] L’articule vise à éviter les recours et les preuves indus, exagérés ou non nécessaires devant le tribunal.627

[Soulignement dans l’original]

À certains égards, et au-delà du fait que cette disposition ne s’imposait sans doute pas – elle pourrait disparaître sans aucun dommage, bien au contraire – il est possiblement derrière cet article une volonté de bien montrer que seule la preuve du document importe. De la même manière que pour un document papier, sa preuve se fait sans que l’on n’ait besoin de statuer sur l’environnement dans lequel il fut géré. Cette dispense de preuve ne vaut donc que pour le support, technologies, systèmes ou autres procédés utilisés.[61]

627         Débats parlementaires, Projet de loi no 161 : Loi concernant le cadre juridique des technologies de l’information, Assemblée nationale du Québec, 2000-2001, disponible en ligne : http ://lccjti.ca/doctrine/debats-parlementaires-lccjti/.

[Certains renvois omis; je souligne]

[93]        Je suis d’avis qu’il faut favoriser cette façon de voir.

[94]        Ainsi, seul le fait que le support ou la technologie utilisé permet d’assurer l’intégrité du document est présumé. Il ne faut pas confondre l’intégrité du document et la capacité d’une technologie à l’assurer. Afin d’éviter toute confusion, appelons-la présomption de fiabilité technologique (plutôt qu’une présomption d’intégrité du support). Il reviendra ensuite à celui qui invoque le contraire de la contester selon la manière qui sera détaillée plus loin.

[95]        Si l’on tente de conjuguer les principes des articles 5 à 7 L.c.c.j.t.i. avec ceux des articles 2855 et 2874 C.c.Q. y a-t-il lieu d’y voir une présomption d’authenticité du document technologique? Selon la doctrine majoritaire[62], il faut répondre par la négative.

[96]        En effet, trois théories différentes arrivent à cette conclusion. Premièrement, l’auteur Léo Ducharme soutient que le renvoi à l’article 5 al. 3 L.c.c.j.t.i. prévu à la fin des articles 2855 et 2874 C.c.Q. est inapplicable puisque ni la L.c.c.j.t.i. ni le Code civil n’indiquent dans quelles circonstances l’intégrité d’un document est assurée. Par conséquent, la règle relative à l’authenticité traditionnelle s’applique[63].

[97]        Deuxièmement, l’auteur Mark Phillips, quant à lui, considère que la dispense d’authenticité prévue par les articles 2855 et 2874 C.c.Q. ne s’applique qu’au support du document technologique (et non au contenu), lequel est présumé intègre (« fiable », selon ma recommandation) selon l’article 7 L.c.c.j.t.i. Cet auteur considère que le « bon sens » voudrait que le fardeau de preuve à satisfaire pour renverser la présomption de l’article 7 L.c.c.j.t.i. soit une démonstration prima facie d’atteinte à l’intégrité (fiabilité) du support plutôt qu’une preuve prépondérante, tel qu’écrit expressément dans l’article.

[98]        Par conséquent, selon cet auteur, la référence des articles 2855 et 2874 C.c.Q. à l’article 5 al. 3 L.c.c.j.t.i. doit s’expliquer ainsi : lorsqu’une démonstration prima facie permet au tribunal de conclure que la fiabilité du support est compromise, la présomption de l’article 7ne s’applique plus et il y aura débat sur les qualités du support. Par contre, en tout temps, la preuve de l’authenticité du contenu du document devra être administrée[64].

[99]        Troisièmement, et c’est là, à mon avis, la voie à suivre, la théorie de Vincent Gautrais, à laquelle les auteurs Jean-Claude Royer et Catherine Piché souscrivent[65], rappelle que les articles 2855 et 2874 C.c.Q. exigent la démonstration d’une preuve indépendante ou distincte d’authenticité du document mis en preuve. Or, un document technologique comprend généralement une documentation inhérente, comme des métadonnées, permettant d’identifier un auteur, la date de confection, ou encore la présence de modifications dans le document. Puisque ces métadonnées constituent une preuve inhérente du document technologique – et non pas une preuve indépendante ou distincte, tel que le requiert la première partie des articles 2855 et 2874 C.c.Q. –, et qu’elles remplissent le même rôle qu’une preuve d’authenticité traditionnelle, le législateur dispense la partie de faire en plus telle preuve distincte.

[100]     Ainsi, l’article 7 L.c.c.j.t.i. ne crée pas de présomption d’intégrité du document, mais seulement une présomption que la technologie utilisée par son support permet d’assurer son intégrité, ce que j’ai appelé la fiabilité technologique. La nuance vient du fait qu’une atteinte à l’intégrité du document peut provenir de différentes sources; on peut penser, à titre d’illustration, que l’information peut être altérée ou manipulée par une personne sans que la technologie soit en cause.

[101]     Les articles 2855 et 2874 C.c.Q. indiquent qu’une preuve d’authenticité distincte est requise dans le cas visé au troisième alinéa de l’article 5 L.c.c.j.t.i., c’est-à-dire dans le cas où le support ou la technologie ne permet ni d’affirmer ni de dénier que l’intégrité du document est assurée.

[102]     Or, l’idée qu’un support technologique est présumé fiable (article 7 L.c.c.j.t.i.) diffère de l’idée qu’un tel support puisse effectivement assurer l’intégrité du document (article 5 al. 3 L.c.c.j.t.i.). La nuance est subtile. Une technologie peut donc être fiable (7 L.c.c.j.t.i.) sans pour autant permettre d’affirmer que l’on puisse en conclure que l’intégrité du document est assurée : cette assurance supplémentaire est offerte par les documents technologiques qui comprennent une documentation inhérente, ou métadonnées, qui font la preuve de l’intégrité dudocument.

[103]     Autrement dit, la dispense de prouver l’authenticité du document s’applique lorsque le support ou la technologie employé permet de constater que l’intégrité du document est assurée. Il ne s’agit pas ici de fiabilité technologique présumée en vertu de l’article 7 L.c.c.j.t.i., mais du cas particulier des documents technologiques qui comprennent des métadonnées et qui, par conséquent, font la preuve de leur propre intégrité.

[104]     Par contre, en l’absence de documentation intrinsèque permettant d’assurer l’intégrité du document, soit le cas prévu par l’article 5, al. 3 L.c.c.j.t.i., la partie qui veut produire tel document devra faire cette preuve distincte traditionnelle de son authenticité :

[469] Selon la seconde proposition de l’article 2874 C.c.Q., l’enregistrement technologique pourrait en certaines circonstances être déposé sans que l’on ait à produire cette preuve d’authenticité. En fait, point besoin de le faire sauf quand la preuve de l’intégrité du document répond à l’hypothèse quelque peu byzantine de l’article 5, al. 3 de la Loi. Cette hypothèse quelle est-elle? Il s’agit d’une hypothèse où un enregistrement numérique est déposé et que rien ne permette de montrer que ce document n’a pas été altéré.

[…]

Par exemple, un fichier « .mp3 » a servi de support à la déclaration d’une personne mais rien n’est attaché au document pour s’assurer que le document respecte les dires du témoin. Point de métadonnées, point de documentation relative aux modalités de confection dudit enregistrement. Alors, ce n’est que dans ce cas que la preuve d’authenticité « traditionnelle » sera requise.

[…]

[512] […] La rationalité derrière cette disposition [soit l’article 2855 C.c.Q.] nous paraît basée sur le fait qu’une partie qui apporterait des éclaircissements quant au support (élément indissociable sans lequel un document n’existe pas) justifierait en soi l’authenticité dudit document. À titre d’exemple, si une partie est en mesure de prouver par une documentation tant l’intégrité que son auteur, alors pourquoi fournir en plus une preuve indépendante de son authenticité? Comme plusieurs articles de la Loi, la référence à l’article 5, al. 3 entre directement dans un office de facilitation des documents technologiques.[66]

[Renvois omis; je souligne]

[105]     Ainsi, lorsqu’un enregistrement audio est accompagné de métadonnées et que cette documentation satisfait, selon le tribunal, à l’exigence d’authenticité du document, la partie qui produit cet enregistrement sera dispensée de faire une preuve d’authenticité. Les critères permettant d’établir cette preuve d’authenticité traditionnelle ou celle inhérente au document technologique sont détaillés ci-dessous.

  1.       Les critères permettant d’établir l’authenticité d’un enregistrement audio

[106]     L’auteur Vincent Gautrais explique que l’établissement de l’authenticité comporte deux volets, soit (1) les qualités liées aux modalités de confection et (2) les qualités liées à l’information.

[107]     En ce qui a trait aux qualités liées aux modalités de confection, il faut généralement répondre aux questions « qui », « quoi » et « comment » :

[516] […] En premier lieu, la qualité des auteurs est assurément déterminante, c’est-à-dire leur compétence, et le fait de savoir s’ils sont des professionnels ou pas est aussi un élément qui peut compter. Leur partialité n’est pas non plus un empêchement. Relativement au « quoi », le type de matériel utilisé sera également un critère d’analyse, tout comme son état de fonctionnement. Enfin, et peut-être même surtout, c’est le « processus » dont la plupart des décisions tiennent compte : sa transparence est considérée tout comme la description des différentes étapes de son élaboration. Cela dit, […] la preuve d’authenticité n’a pas toujours besoin d’être très élaborée. En revanche, une absence totale d’argumentation sur comment la pièce a été confectionnée risque d’amener le juge à la refuser.[67]

[Renvois omis; je souligne]

[108]     Évidemment, l’identité des locuteurs doit aussi être démontrée[68].

[109]     Ensuite, quant aux qualités liées à l’information contenue dans l’enregistrement, l’auteur décrit une analyse en deux étapes :

[517] Relativement à l’information portée sur le document, une double direction semble proposée par la jurisprudence. En premier lieu, elle se doit d’être le plus intègre possible, le terme « d’intégralité » s’utilisant même à l’occasion comme un synonyme[69]. Néanmoins, ce critère qui émana de l’arrêt de la Cour d’appel Cadieux a depuis été interprété avec pas mal de recul. Ainsi, si le qualificatif est connu et nous rappelle la clé de voûte de la Loi, tout comme dans la Loi, il importe que ce critère ne soit pas envisagé avec une trop grande rigueur. Par exemple, et la situation est fréquente, l’intégrité n’est pas forcément remise en cause lorsqu’un montage est opéré ou que des coupures sont constatées[70], notamment lorsque le fait est justifié pour des raisons de facilités ou d’une meilleure communication de l’information disponible.

[518] En second lieu, et comme tout document, la preuve présentée à titre d’élément matériel [ou de témoignage] doit être intelligible, audible, compréhensible[71]; suffisamment pour que les propos ou les images puissent être appréciés et les personnes reconnues[72]. C’est le propre de l’information utilisée en preuve par tout document.[73]

[Certains renvois omis; je souligne]

[110]     Comme je l’ai exposé précédemment, lorsque l’on se trouve en présence d’un document technologique, ces deux volets – confection et intégrité de l’information – ne doivent pas nécessairement faire l’objet d’une preuve distincte de l’enregistrement en question si ce dernier est accompagné d’une documentation permettant de satisfaire à ces exigences.

[111]     Cette documentation consiste généralement en métadonnées inhérentes au document technologique. Une métadonnée est « une information qui explique le contexte d’un document, d’un événement ou d’une activité »[74].

  1.       La procédure pour contester la fiabilité du support d’un document technologique

[112]     Il revient à la partie qui veut mettre en preuve un enregistrement audio de prouver son authenticité (2855 et 2874 C.c.Q.). Elle n’aura toutefois pas à faire la preuve de la fiabilité du support technologique en raison de la présomption établie par l’article 7 L.c.c.j.t.i.

[113]     L’article 89 de l’ancien Code de procédure civile édicte que la partie qui désire contester la fiabilité du support[75] doit le faire de la manière suivante :

89. Doivent être expressément alléguées et appuyées d’un affidavit:

 

[…]

 

4.  la contestation d’un document technologique fondée sur une atteinte à son intégrité. Dans ce cas, l’affidavit doit énoncer de façon précise les faits et les motifs qui rendent probable l’atteinte à l’intégrité du document.

 

 

À défaut de cet affidavit, les écrits sont tenus pour reconnus ou les formalités pour accomplies, selon le cas.

89. The following must be expressly alleged and supported by affidavit:

 

[…]

 

(4)  the contestation of a technology-based document on the ground of a violation of integrity ; in such a case the affidavit must state precisely the facts and reasons suggesting a probable violation of the document’s integrity.

 

Failing such affidavit, the writings are held to be admitted or the formalities to have been fulfilled, as the case may be.

[Je souligne]

[114]     À défaut de procéder ainsi, la partie contre qui le document technologique est invoqué ne pourra pas contester l’intégrité du support lors de l’instruction. Elle pourra cependant mettre en doute l’authenticité du document[76].

[115]     Depuis l’adoption du nouveau Code de procédure civile, la règle a toutefois été modifiée puisque l’article 262 C.p.c. ne mentionne plus spécifiquement le document technologique. Toutefois, selon les commentaires de la ministre de la Justice, ce document est toujours concerné par cette disposition[77].

[116]     Par contre, contrairement à l’article 89 al. 2 a.C.p.c., l’article 262 C.p.c. ne prévoit pas de conséquence en l’absence de contestation de la fiabilité du support de la manière prescrite. Ainsi, cette fiabilité pourra tout de même être débattue lors de l’instruction.

[117]     En pratique, puisque l’atteinte à la fiabilité d’un support technologique se démontre généralement avec un expert[78], la partie qui conteste l’intégrité devra quand même respecter les dispositions relatives au dépôt et à la communication du rapport d’expertise préalablement à l’instruction (238 et 239 C.p.c.).

  1.       La synthèse des principes applicables

[118]     Un enregistrement audio peut être qualifié « d’élément matériel » de preuve (2855 C.c.Q.) ou de témoignage (2874 C.c.Q.) selon l’utilité projetée du document.

[119]     Un « document technologique » doit être vu comme un document dont le support utilise les technologies de l’information, que ce support soit analogique ou numérique (articles 1 et 3 L.c.c.j.t.i.).

[120]     L’article 7 L.c.c.j.t.i. établit une « présomption de fiabilité » du support technologique selon laquelle la technologie employée permet d’assurer l’intégrité du document. Cette intégrité elle-même n’est pas présumée, une altération pouvant résulter d’une cause autre qu’un défaut technologique.

[121]     En vertu de l’article 89 a.C.p.c., la partie qui désire contester la fiabilité du support doit produire une déclaration sous serment « énonçant de façon précise les faits et les motifs qui rendent probable l’atteinte à l’intégrité du document ». Il faut toutefois noter que cette exigence n’est pas reprise à l’article 262 n.C.p.c. Dans le cas sous étude, l’intimé n’a jamais contesté l’aspect de la fiabilité. Son objection vise l’authenticité du document.

[122]     La partie qui présente un enregistrement audio à titre de témoignage (2874 C.c.Q.) ou d’élément matériel (2855 C.c.Q.) est dispensée de faire une preuve distincte de son authenticité uniquement lorsque le support ou la technologie employée permet d’affirmer que l’intégrité du document est assurée, par exemple en présence de métadonnées.

[123]     Lorsque cette dispense ne s’applique pas et que la preuve distincte d’authenticité est nécessaire, la partie qui présente les enregistrements audio doit démontrer les modalités liées à leur confection et leur contenu (2855 et 2874 C.c.Q.).

[124]     La confection de la pièce présentée traite de l’auteur du document, de l’identité des locuteurs, du matériel utilisé. Quant aux qualités liées au contenu, celles-ci doivent démontrer l’intégrité du document, tout en reconnaissant qu’une altération du contenu n’est pas nécessairement fatale, mais pourra avoir un impact lors de son analyse en regard de sa valeur probante. L’enregistrement doit également être suffisamment intelligible, audible et compréhensible.

Application de ces principes au cas à l’étude

[125]     Le juge retient que les cassettes présentées par l’appelant ne constituent pas un document technologique, mais plutôt un élément matériel qui doit faire l’objet d’une preuve pour en établir « l’authenticité et la valeur probante »[79].

[126]     Je suis d’avis, et cela dit avec égards, que, compte tenu des principes énoncés précédemment, le juge commet une erreur lorsqu’il décide que les cassettes ne constituent pas un document technologique. Il a toutefois raison d’affirmer que leur authenticité doit être démontrée pour qu’elles soient acceptées en preuve.

[127]     Nous sommes ici confrontés à un autre problème bien particulier. Ce problème résulte de la manipulation des pièces mises de l’avant par l’appelant.

[128]     Je crois bon de rappeler que la pièce P-60 (cassettes), déposée à l’occasion de l’audience en Cour supérieure, ne se retrouve pas dans le dossier d’appel. L’appelant n’a pas non plus déposé devant la Cour supérieure le CD sur lequel il a reproduit les extraits des conversations écoutées lors de l’audience. Il a par contre produit un autre CD (au lieu des cassettes), coté P-60 dans le dossier d’appel. Ce CD émane de lui-même et on en retrouve la transcription dans son mémoire. L’auteur de cette transcription ne nous est pas connu.

[129]     Il convient de garder à l’esprit que la présente analyse est rendue nécessaire en raison de l’objection formulée par l’intimé qui considérait les cassettes magnétiques comme un élément de preuve inadmissible. Un tel débat ne nous est pas souvent présenté puisque les plaideurs portent généralement le débat au niveau de la force probante à donner à un tel élément de preuve.

[130]     Je note qu’en première instance la pièce P-60 se constitue de six cassettes. Ces éléments sont d’une technologie dite analogique et les conversations sont enregistrées sur un support magnétique. En appel, la pièce P-60 se veut un disque compact (CD). On y applique une technologie numérique et les conversations sont enregistrées sur un support optique.

[131]     Les distinctions peuvent sembler banales puisque ces deux éléments de preuve peuvent présenter la même information. Seuls la technologie et les supports diffèrent.

[132]     Or, comment est-il possible de vérifier si les cassettes et le CD contiennent la même information alors qu’il nous est impossible de les comparer? D’autant, qu’à l’évidence, le CD comporte certains vides et des silences de plusieurs minutes; il est impossible de savoir si la même chose se reproduit sur les cassettes.

[133]     Pour que la même valeur juridique puisse être accordée à une reproduction et à l’original, et que la Cour puisse utiliser le CD pour évaluer si le juge de première instance a erré en concluant à l’absence d’authenticité des enregistrements, certaines conditions prévues dans la L.c.c.j.t.i. doivent être remplies.

[134]     En effet, aux termes de la L.c.c.j.t.i. et de l’article 2841 du Code civil du Québec, la reproduction d’un original peut prendre deux formes : il peut s’agir d’une copie (art. 12 à 15 L.c.c.j.t.i.) ou d’un transfert (art. 17 et 18 L.c.c.j.t.i.). L’article 2841 al. 1 C.c.Q. fait bien la distinction entre les deux :

2841. La reproduction d’un document peut être faite soit par l’obtention d’une copie sur un même support ou sur un support qui ne fait pas appel à une technologie différente, soit par le transfert de l’information que porte le document vers un support faisant appel à une technologie différente.

 

[…]

2841. A document may be reproduced either by generating a copy in the same medium or in a medium that is based on the same technology, or bytransferring the information contained in the document to a medium based on different technology.

 

 

[…]

[Je souligne]

[135]     Ainsi, une reproduction est une copie si elle fait appel au même support (par exemple : lorsqu’un fichier en format « .pdf » enregistré sur un disque dur est reproduit et enregistré sur le même disque dur)[80] ou à la même technologie (par exemple : lorsqu’un fichier « .pdf » est enregistré sur un disque dur et qu’il est reproduit et enregistré sur une clé USB)[81].

[136]     Une reproduction doit toutefois être considérée comme un transfert lorsque le support fait appel à une technologie différente (par exemple : lorsqu’un fichier « .pdf » est transféré en format « .doc » ou lorsqu’une feuille de papier est numérisée pour être sauvegardée en format « .pdf » sur le disque dur d’un ordinateur)[82].

[137]     En l’espèce, je retiens que la reproduction des enregistrements réalisée par l’appelant constitue un transfert puisque le CD fait appel à une technologie et un support différents des cassettes. Les articles 17 et 18 L.c.c.j.t.i. expliquent les formalités qui s’appliquent pour que le transfert (le CD) ait la même valeur que l’original (les cassettes) :

17. L’information d’un document qui doit être conservé pour constituer une preuve, qu’il s’agisse d’un original ou d’une copie, peut faire l’objet d’un transfert vers un support faisant appel à une technologie différente.

 

Toutefois, sous réserve de l’article 20, pour que le document source puisse être détruit et remplacé par le document qui résulte du transfert tout en conservant sa valeur juridique, le transfert doit être documenté de sorte qu’il puisse être démontré, au besoin, que le document résultant du transfert comporte la même information que le document sourceet que son intégrité est assurée.

 

La documentation comporte au moins la mention du format d’origine du document dont l’information fait l’objet du transfert, du procédé de transfert utilisé ainsi que des garanties qu’il est censé offrir, selon les indications fournies avec le produit, quant à la préservation de l’intégrité, tant du document devant être transféré, s’il n’est pas détruit, que du document résultant du transfert.

 

La documentation, y compris celle relative à tout transfert antérieur, est conservée durant tout le cycle de vie du document résultant du transfert. La documentation peut être jointe, directement ou par référence, soit au document résultant du transfert, soit à ses éléments structurants ou à son support.

 

17. The information contained in an original document or a copy that must be retained for evidential purposes may be transferred to another medium based on a different technology.

 

 

However, subject to section 20, in order for the source document to be destroyed and replaced by the document resulting from the transfer without compromising legal value, the transfer must be documented so that it may be shown, if need be, that the resulting document contains the same information as the source document and that its integrity is ensured.

 

 

Transfer documentation must include a reference to the original format of the source document, the transfer process used and the guarantees it purports to offer, according to the specifications provided with the product, as regards the integrity of the source document, if it is not destroyed, and the integrity of the resulting document.

 

 

The documentation, including that pertaining to any previous transfer, must be retained throughout the life cycle of the resulting document. The documentation may be attached, directly or by reference, to the resulting document, to its structuring elements or to the medium.

 

18. Lorsque le document source est détruit, aucune règle de preuve ne peut être invoquée contre l’admissibilité d’un document résultant d’un transfert effectué et documenté conformément à l’article 17 et auquel est jointe la documentation qui y est prévue, pour le seul motif que le document n’est pas dans sa forme originale. 18. If the source document is destroyed, no rules of evidence may be invoked against the admissibility of a document resulting from a transfer effected and documented in conformity with section 17 to which the documentation referred to in that section is attached, on the sole ground that the document is not in its original form.

[Caractères gras ajoutés; je souligne]

[138]     Puisqu’il n’y a pas, en preuve, d’éléments permettant de démontrer que les enregistrements résultant du transfert comportent la même information que les cassettes, la Cour ne peut utiliser les enregistrements reproduits sur le CD pour apprécier leur authenticité : ils n’ont tout simplement pas la même valeur juridique que ceux contenus sur les cassettes.

[139]     Cela étant, je dois conclure que l’appelant ne relève pas son fardeau de démontrer une erreur pouvant justifier l’intervention de la Cour. Ce moyen est donc rejeté.

[140]     Cela justifie aussi le rejet de sa demande pour amender et compléter son mémoire.

 


Dernière modification : le 23 avril 2018 à 10 h 34 min.