Extraits pertinents :

[1] Le 28 mars 2014, monsieur Luc Tardif, le travailleur, dépose à la Commission des lésions professionnelles une requête par laquelle il conteste une décision de la Commission de la santé et de la sécurité du travail (la CSST) rendue le 14 février 2014 lors d’une révision administrative.

[2] Par cette décision, la CSST confirme sa décision initiale du 19 décembre 2013, déclare que le travailleur n’a pas subi une lésion professionnelle le 28 octobre 2013 et qu’il n’a pas droit aux prestations prévues à la Loi sur les accidents du travail et les maladies professionnelles[1] (la loi).

[5] Le travailleur demande à la Commission des lésions professionnelles de déclarer qu’il a subi, le 28 octobre 2013, une lésion professionnelle, à savoir une tendinite et une déchirure partielle de la coiffe des rotateurs de l’épaule droite, et qu’il a droit aux prestations prévues à la loi.

[6] Le travailleur invoque avoir subi à cette date un accident du travail.

[8] Monsieur Luc Tardif, le travailleur, est âgé de 45 ans et occupe un poste de conducteur de bétonnière chez l’employeur depuis environ deux ans lorsque le 28 octobre 2013, il allègue la survenue d’une lésion professionnelle qu’il décrit ainsi au formulaire « Réclamation du travailleur » :

« En montent dans le loader j’ai étirer les bras pour prendre les poigner qui sont situer dans le haut et en tirent pour monté je me suis blesser à l’épaule droite. » [sic]

[16] Le 6 décembre 2013, une représentante de l’employeur remplit et signe un formulaire « Avis de l’employeur et demande de remboursement » sur lequel il est indiqué que l’événement allégué par le travailleur se serait produit le 28 octobre 2013, que celui-ci a déclaré l’événement en question le 11 novembre 2013 et que le dernier jour travaillé a été le 9 novembre 2013. Il est noté au formulaire que « L’employeur aura des commentaires à formuler concernant cette réclamation ». Tel qu’il appert d’une lettre datée du 3 décembre 2013, reçu par la CSST le 12 décembre 2013[2], signée par madame Marie-Hélène Gauthier, Directrice adjointe RH chez Béton Provincial ltée, l’employeur formule alors les commentaires suivants.

[20] Le 19 décembre 2013, la CSST rend une décision par laquelle elle refuse la réclamation du travailleur. Pour la CSST, le travailleur n’a pas subi une lésion professionnelle le 28 octobre 2013, sous quelque forme que ce soit. Cette décision sera confirmée le 14 février 2014 lors d’une révision administrative, d’où le présent litige.

[44] D’emblée, il indique au tribunal qu’avant le 28 octobre 2013, tout allait bien au niveau de ses épaules, « qu’il n’avait pas de problèmes ». Toutefois, il ajoute qu’il avait déjà eu un problème à son épaule gauche dans les années 1980, à la suite d’un coup reçu en jouant au hockey. Par contre, il précise que pour son épaule droite, il « n’avait jamais rien eu » et n’avait jamais consulté.

[52] Monsieur Tardif ajoute être descendu au sol en lâchant les deux poignées et alors s’être frotté le bras et l’épaule droite pendant quelques minutes après quoi il a pu remonter dans la chargeuse, s’aidant davantage du bras gauche pour ce faire.

[63] Toujours dans le cadre du contre-interrogatoire du travailleur, la procureure de l’employeur a alors voulu déposer divers documents (pièces E-2 et E-3) émanant du compte Facebook du travailleur. Une objection fut alors soulevée par le procureur du travailleur quant à la recevabilité en preuve desdits documents. L’objection du procureur du travailleur a été prise sous réserve et un voir-dire s’est alors ouvert quant aux circonstances ayant entourées l’obtention par l’employeur des documents en question.

[64] Dans ce contexte, madame Cynthia Martineau, directrice adjointe aux ressources humaines chez Béton Provincial a témoigné à la demande de la procureure de l’employeur.

[66] Par ailleurs, madame Martineau indique avoir été mise au courant de l’existence du compte Facebook du travailleur en avril 2014 alors qu’un superviseur chez Béton Provincial, monsieur Yvan Richard, lui a mentionné qu’un employé de Béton Trio lui avait remis « une photocopie du Facebook » du travailleur.

[67] Madame Martineau explique avoir vu le document en question (pièce E-3), qui révélait un « work in progress » de la construction d’une remorque par le travailleur, mais elle ajoute « n’avoir rien fait avec cette information » à cette époque.

[69] Pour accéder au compte Facebook du travailleur, madame Martineau qui n’a pas elle-même un tel compte, a utilisé le compte Facebook de son patron, monsieur Lamontagne. Bien que monsieur Lamontagne ne soit pas un « ami » de Luc Tardif, madame Martineau a pu accéder au compte Facebook de monsieur Tardif puisque ce compte est « public ». Elle a ainsi pu avoir accès au compte, duquel elle a extrait certains passages (photocopies produites en liasse sous la cote E-2).

[70] La pièce E-2 contient des photocopies d’extraits permettant de constater ceci :

– Page d’accès au profil Facebook du travailleur;

– Document daté du 9 juin 2013 : mention : « la fabrication de mon trailleur ouffff c long quand ont a juste les fins de semaine, mais il va avoir fière allure- avec Jacob Tardif »; 5 photos de la remorque en construction apparaissent à la page (document noté E-2A);

– deux photos datées du 11 juin 2013 de la remorque en construction;

– Document daté du 22 novembre 2013 : mention : « la final de mon trailleur et il est très pratique »; cinq photos de la remorque apparaissent sur la page;

– Document daté du 7 septembre 2014 avec la mention « Sophie Brodeur était avec Luc Tardif et 2 autres personnes »; une photo de la construction d’un abri apparait à la page montrant le travailleur utilisant une scie ronde, photo agrandie plus loin au document (document noté E-2B);

– Document daté du 3 octobre 2014 montrant un siège pour (4 roues) (document
noté E-2D);

– Document daté du 7 décembre 2014 avec la mention « Ride de 4 roues à Sorel
wouhou une belle gang avec Simon michel dulude luc tardif Martine Brodeur »; cinq photos apparaissent sur la page montrant une réunion de personnes participant à une balade en véhicule « 4 roues »;

– Document non daté montrant quatre personnes, dont le travailleur assis sur un véhicule « 4 roues »;

– Document daté du 19 octobre 2014 avec la mention « soirée de fou avec ma famille, beaucoup de plaisir… avec Luc Tardif et 4 autres personnes », quatre photos y apparaissent dont deux montrant le travailleur dans un costume « sumo » gonflé (photo agrandie plus loin au document), ses bras étant placés à l’horizontale (Document noté E-2C); [sic]

[74] Le témoin ajoute qu’elle n’avait pas reparlé de ces documents Facebook à qui que ce soit avant qu’elle ne rencontre la procureure de l’employeur, une semaine avant l’audience. Pour « faire le tour du dossier », elle est alors allée pour la première fois sur le site Facebook du travailleur. Elle ajoute qu’en aucun moment elle n’a communiqué avec le travailleur pour s’enquérir de ce qui apparaissait sur son site Facebook.

[78] Monsieur Tardif reconnaît avoir construit une remorque en 2013, tel que montré sur les photos tirées de son site Facebook. Il indique que cette construction a débuté en 2012 et qu’elle s’est terminée en juin ou juillet 2013. D’autre part, il reconnaît également avoir construit un petit cabanon servant d’abris pour son véhicule « 4 roues » en septembre 2014, tel que le montre une photographie en date du 7 septembre 2014, également tirée de son site Facebook.

[79] Quant à la photo du siège de « 4 roues » montrée à la pièce E2-D, monsieur Tardif indique ne pas avoir fait de « 4 roues » en octobre 2014, date de l’extrait Facebook, mais en avoir fait en décembre 2014, dans les rues de Sorel, lors d’un événement de bienfaisance organisé pour l’Hôpital Hôtel-Dieu de Sorel.

[99] Les membres issus des associations d’employeurs et des associations syndicales partagent le même avis et croient que la requête du travailleur doit être accueillie.

[100] Pour les membres, le travailleur doit bénéficier de l’application de la présomption de lésion professionnelle édictée par l’article 28 de la loi.

[103] À cet égard, les membres estiment que bien que la preuve obtenue par l’employeur à partir du compte Facebook du travailleur soit admissibles en l’espèce, ils sont également d’avis que les éléments qui y sont présentés ne sont d’aucune pertinence en regard du présent litige, ni d’aucune force probante en regard de la question de la crédibilité à accorder au travailleur en regard de la survenue de sa lésion professionnelle.

[106] D’emblée, le tribunal croit utile de trancher tout d’abord la question de l’admissibilité des documents produits par la procureure de l’employeur et tirés du site Facebook du travailleur, documents visés par une objection du procureur du travailleur.

[107] Dans son argumentation, le procureur du travailleur soutient que les documents obtenus par l’employeur à partir du site Facebook du travailleur ne doivent pas être admis en preuve par le tribunal, ces documents ayant été obtenus à l’insu du travailleur et sans son autorisation, dans le cadre d’une « partie de pêche » visant à attaquer la crédibilité du travailleur, alors que l’employeur n’avait aucun motif valable pour ce faire.

[108] Dans ce contexte, le procureur du travailleur soutient que, par analogie avec les critères d’application établis dans l’affaire Bridgestone/Firestone de Joliette (CSN) et Trudeau[11] quant à l’établissement par l’employeur de motifs raisonnables avant qu’il ne soit procédé à une filature d’un travailleur, l’employeur devait en l’espèce établir de tels motifs raisonnables avant de procéder à une investigation du compte Facebook du travailleur.

[109] Or, en l’espèce, la preuve révèle que l’employeur était au courant de l’existence de ce compte Facebook du travailleur depuis le mois d’avril 2014 et à cette période, la représentante de l’employeur n’a pas jugé utile de procéder à une enquête à ce sujet et ce n’est qu’en préparation de l’audience devant le tribunal, et à l’instigation de la procureure de l’employeur, que cette représentante a finalement accédé au compte Facebook du travailleur. Partant, le procureur du travailleur soutient qu’en l’absence de tels motifs raisonnables de la part de l’employeur pour accéder au compte Facebook du travailleur, la preuve alors obtenue est irrecevable.

[114] Le soussigné partage l’opinion émise dans l’affaire Landry et Provigo Québec inc[15], voulant que ce qui se retrouve sur un compte Facebook ne fasse pas partie du domaine privé et que l’obtention par l’employeur d’information qui s’y trouve, sans subterfuge aucun de sa part, ne constitue pas dans ces circonstances une atteinte à la vie privée du travailleur au sens de l’article 2858 du Code civil du Québec ou de la Charte des droits et libertés de la personne.

[115] Dans ce contexte, le soussigné est d’avis, à la lumière de l’affaire Campeau, précitée[16], que les critères élaborés par la Cour d’appel du Québec dans l’affaire Bridgestone/Firestone et Trudeau ne trouvent application qu’en présence d’une situation d’atteinte à la vie privée d’un travailleur, qu’il s’agisse de l’obtention d’une preuve à la suite d’une filature d’un travailleur ou encore lors d’un accès illégal à son compte Facebook, mais non, comme en l’espèce, lorsque cet accès par l’employeur au compte Facebook ne peut être qualifié d’illégal. Aussi, le soussigné est donc d’avis qu’il n’est pas requis en l’espèce de s’interroger sur la notion de « motif raisonnable » que pouvait avoir l’employeur d’aller consulter le compte Facebook du travailleur, selon les critères élaborés dans l’affaire Bridgestone/Firestone.

[116] Pour l’ensemble de ces motifs, les documents déposés au dossier par l’employeur relatifs à certains extraits du compte Facebook du travailleur doivent être admis en preuve.

[153] En l’espèce, l’employeur a manifestement cherché à miner la crédibilité du travailleur, notamment par le dépôt, lors de l’audience, d’extraits tirés du site Facebook du travailleur.

[154] Le tribunal a précédemment déterminé que ces documents étaient admissibles en preuve. Toutefois, le soussigné est d’avis que les éléments qui y sont montrés ne sont d’aucune pertinence, ni valeur probante, en regard du présent dossier.

[155] À cet égard, le tribunal rappelle que le litige dont il est saisi ne porte que sur l’existence d’une lésion professionnelle qui serait survenue le 28 octobre 2013.

[156] Or, plusieurs des éléments obtenus sur le site Facebook du travailleur, notamment des photos illustrant un processus de construction d’une remorque par le travailleur, sont antérieurs à la survenue de l’événement allégué. Ainsi, il est manifeste que le processus de fabrication de la remorque en question était en cours le 9 et le 11 juin 2013 et, visiblement, cette construction était complétée le 22 novembre 2013.

[161] En fait, le tribunal estime que la preuve obtenue par l’employeur à partir du compte Facebook du travailleur, qui visait essentiellement à affaiblir la crédibilité du travailleur, n’est d’aucune pertinence quant à l’objet du litige, l’admissibilité de la réclamation du travailleur. Les éléments soumis au tribunal par l’employeur pourraient peut-être « colorer » un litige qui porterait sur la notion de consolidation d’une lésion, mais aucunement en regard du présent litige.

PAR CES MOTIFS, LA COMMISSION DES LÉSIONS PROFESSIONNELLES :

ACCUEILLE la requête de monsieur Luc Tardif, le travailleur, déposée le 28 mars 2014;

INFIRME la décision de la Commission de la santé et de la sécurité du travail rendue le 14 février 2014 lors d’une révision administrative;

DÉCLARE que le travailleur a subi, le 28 octobre 2013, une lésion professionnelle, à savoir une tendinite de la coiffe des rotateurs de l’épaule droite et une déchirure partielle de la coiffe des rotateurs, et en conséquence, qu’il a droit aux prestations prévues à la loi.


Dernière modification : le 8 mars 2017 à 15 h 35 min.