Extraits pertinents:

L'appelant se pourvoit contre un jugement interlocutoire de la Cour supérieure (Montréal, 23 septembre 1991, le juge Paul G. Chaput), lequel, accueillant une opposition à la preuve faite par l'avocat de l'intimée, a refusé à l'appelant la production d'une bande sonore témoignant de conversations téléphoniques entre l'intimée et diverses personnes, ces conversations ayant été enregistrées par l'appelant à l'insu de l'intimée.
À mon humble avis le premier juge a fait une application trop absolue de l'arrêt Cadieux. Du simple fait que l'appelant a repiqué sur une cassette les seules conversations téléphoniques de l'intimée qu'il croyait pertinentes et qu'il avait enregistrées sur divers rubans ne rend pas nécessairement inadmissible la production de la cassette repiquée.

Une bande sonore est un moyen de preuve au même titre qu'une photographie ou un écrit. Avant de pouvoir servir elle doit, comme une photographie et comme un écrit, avoir une valeur probante. Cette valeur probante s'apprécie sous l'éclairage de toutes les circonstances ayant entouré la confection de la preuve matérielle. En l'espèce le fait que les conversations entre l'intimée et des tiers ont été repiquées sur une cassette n'est qu'une de ces circonstances. Le témoignage de l'appelant à l'effet qu'il a simplement laissé de côté les conversations téléphoniques non pertinentes peut, s'il est cru par le juge, rendre non pertinent le fait qu'il y a eu repiquage. Avant de rejeter du revers de la main l'élément de preuve apporté par la cassette repiquée, au moins faut-il connaître le sentiment de l'intimée sur ce que cette cassette fait entendre. On ne peut présumer que l'intimée niera que la cassette reproduit fidèlement les conversations qu'elle a pu avoir avec des tiers et qui sont pertinentes au litige. Il est également possible que les interlocuteurs de l'intimée confirmeront l'authenticité de l'enregistrement de leurs conversations avec l'intimée.
Je suis donc d'opinion que la décision du premier juge de refuser la production de la cassette était mal fondée.

L'avocat de l'intimée fait valoir un autre argument à l'appui de son opposition à la production de la cassette. Comme ni l'intimée ni ses interlocuteurs avaient consenti à l'enregistrement de leurs conversations, l'enregistrement par l'appelant de ces conversations a constitué un acte criminel. Or, propose l'avocat de l'intimée, les fruits de cet acte criminel, c'est-à-dire la cassette, ne devraient pas être permis comme moyen de preuve.

S'inspirant de l'arrêt R. c. Collins, 1987 CanLII 84 (CSC), [1987] 1 R.C.S. 265, l'avocat de l'intimée nous suggère qu'il faut faire une distinction entre deux situations: si un moyen de preuve existe par lui-même mais n'est découvert que par un acte criminel (e.g. vol d'un écrit), le moyen est recevable; en revanche si le moyen de preuve est constitué par l'acte criminel lui-même, il est irrecevable.

L'avocat de l'intimée nous propose qu'on peut faire une application de l'arrêt Collins puisque l'enregistrement des conversations téléphoniques de l'intimée par l'appelant, en plus de constituer un acte criminel, a violé un droit fondamental de l'intimée protégé par l'article 5 de la Charte des droits et libertés de la personne, L.R.Q., c. C-12 qui dispose:

Toute personne a droit au respect de sa vie privée.

L'avocat de l'intimée concède que la Charte ne comporte pas de disposition expresse permettant à un juge d'exclure une preuve obtenue en violation de l'article 5. Mais, signale l'avocat de l'intimée, la Charte comporte une telle disposition d'une façon implicite puisque l'article 49 dispose:

Une atteinte illicite à un droit ou à une liberté reconnu par la présente Charte confère à la victime le droit d'obtenir la cessation de cette atteinte et la réparation du préjudice moral ou matériel qui en résulte.

[...]

Pour l'avocat de l'intimée le refus de permettre la production d'un moyen de preuve obtenu illégalement peut s'appuyer sur le droit de la victime d'une violation de l'article 5 d'obtenir la cessation de cette violation.

À mon humble avis c'est étirer quelque peu le texte de l'article 49 et en dénaturer le sens que d'y voir une disposition implicite qui rendrait irrecevable un moyen de preuve obtenu en violation de la Charte.

Si le législateur avait voulu adopter une disposition semblable à celle de l'article 24.(2) de la Charte canadienne des droits et libertés (ce qu'il a eu l'occasion de faire), il l'aurait fait clairement.

En tout état de cause, en l'espèce, il ne paraît pas, du moins dans l'état actuel du dossier, que permettre la production de la cassette déconsidérerait l'administration de la justice. L'appelant prétend qu'au moment où l'intimée travaille pour lui et pendant qu'elle est payée par l'appelant, elle incite les clients de l'appelant de le quitter au profit de l'intimée. Voulant se ménager un moyen de preuve, l'appelant, tout à fait de bonne foi et ignorant des dispositions du Code criminel sur le sujet, décide d'enregistrer ce que l'intimée dit aux clients durant les heures de travail à partir des lignes téléphoniques de l'appelant. Le but de l'appelant n'est pas d'écouter les conversations privées de l'intimée mais bien de voir ce que l'intimée dit à la clientèle de l'appelant. Si, à ce stade, on pose l'hypothèse que c'est l'intimée qui était de mauvaise foi et qui, pendant qu'elle était censée travailler pour l'appelant, travaillait à son détriment, il me semble que c'est refuser la production de la cassette qui déconsidérerait l'administration de la justice.

En conséquence, sous réserve du pouvoir du premier juge de statuer ultimement sur la fiabilité de la cassette que désire produire l'appelant, je propose d'accueillir le pourvoi, avec dépens, de casser le jugement de première instance et de déclarer mal fondée l'opposition faite par l'avocat de l'intimée à la production de la cassette.

MARC BEAUREGARD, J.C.A.

 


Dernière modification : le 11 mars 1992 à 13 h 18 min.